vendredi 11 janvier 2008

La musique tue !


Dans le langage courant (et dans la réalité), un lien curieux unit les jeunes et la musique. On n’envisage jamais qu’un être humain, et surtout pas un jeune, puisse répondre NON à la question de savoir s’il aime la musique. On a le droit de détester la peinture, de chier sur la littérature, de se fendre la gueule à l’idée même de poésie, mais la musique, il va de soi qu’on l’aime. Comme ils sont par nature grégaires et aiment appartenir à un groupe, les jeunes eux-mêmes s’entre-excluent (néologisme hasardeux ?) en fonction du type de musique qu’ils écoutent, et le phénomène n’est pas vraiment nouveau. Loin de rapprocher automatiquement les gens, comme les promoteurs naïfs de la World le claironnent, la musique est souvent de facto une façon de les jeter hors de votre univers.

Il semble probable que le succès planétaire de la musique trouve son origine à la fois dans les moyens personnels d’écoute ultra légers, et dans la nature même de cet art, immatériel, permettant la passivité du sujet, voire son occupation à tout autre chose que l’écoute. Il est parfaitement « possible » d’écouter le Miserere d’Allegri en démontant les pneus de sa bagnole, par exemple, alors que la lecture exige l’attention totale, qu’il s’agisse du bulletin météo, d’un horoscope, d’une galéjade insignifiante et même de ce blogue ! Un ahuri contemporain, disposant de quarante mots de vocabulaire et brûlant des bibliothèques le samedi soir parce que ça le fait grave aura entendu 500 fois plus de musique dans sa vie de merde que Voltaire, Victor Hugo et Marcel Proust réunis, même et y compris en comptant les années passées en taule.

Un succès aussi général, une unanimité si complète doivent forcément nous rendre la musique suspecte. Bien sûr, l’anthropologie nous a appris qu’il n’y a pas de société humaine sans musique, et qu’entre toutes les formes d’art, elle fut probablement la première à naître. Mais le premier mec qui a tapé en rythme sur un caillou ne se doutait pas que cinquante mille ans plus tard, il serait impossible de rien faire dans le monde sans musique. Comment ne pas s’interroger sur l’absolutisme musical? Comment faire semblant de ne pas remarquer qu’on met de la musique PARTOUT, et tout le temps ? Vous patientez au téléphone : musique. Vous prenez le bus : musique. Vous chiez dans un hôtel : MUSIQUE ! La musique est sans aucun doute une compagne indispensable à l’Homme, comme la parole, la pensée et les charentaises, mais la part qu’elle a pris dans nos vies est si invraisemblablement grande que la musique tend, paradoxalement, à ne plus rien représenter du tout. A cet égard, les progrès techniques étant ce qu’ils sont, il est parfaitement cohérent qu’on arrive à considérer comme normal de disposer gratuitement de musique. Quand l’eau est rare, on l’économise et elle coûte cher. Quand on vit au bord d’une rivière, l’eau a tendance à tout envahir et son prix ne représente plus rien.

Dans un monde où les images n’étaient produites que par un petit nombre d’artistes, elles inspiraient un respect confinant au sacré. On leur prêtait tellement de pouvoir que des courants s’opposaient à leur production, allant même jusqu’à les détruire à l’occasion, par exemple, des guerres de religion ou de la révolution française. On ne détruit pas à coups de marteau ce qu’on pense sans effet… Avec l’invention de la photographie, et la diffusion progressive des images dans tous les foyers, celles-ci perdirent leurs prérogatives, à commencer par le privilège réducteur de ne représenter que les plus hautes actions, les plus grands sentiments, la beauté dans toute sa splendeur. On arriva bientôt, et naturellement, à ne plus considérer l’image que comme un machin pouvant servir à tout, à représenter le Christ, la mort de Gavroche ou un paquet de papier cul. Normal, logique. Nous en sommes là avec la musique. Comme on en dispose en permanence, partout et quasi gratuitement, elle perd toute valeur réelle alors même que personne n’est prêt à s’en passer. On n’y fait plus aucune attention, pas plus qu’on ne consacre de temps à goûter l’air qui nous fait vivre.

La musique, dont il est écrit que nous l’aimons tous, ne peut plus prétendre s’infiltrer partout et ne pas subir d’examen critique en tant qu’envahisseur. Dans un livre passionnant intitulé OUI, Salvador Dali la critiquait même en tant qu’art (très limité, selon lui) et posait cette question : « Pensez à un piano qui donnerait soixante-quinze mille sons différents : les peintres sont dans ce cas. » Il redonnait sa vision des limites de cet art totalitaire dans cet entretien avec le professeur Laborit en 1970



Un teenager moyen se sentirait probablement démuni s’il ne possédait pas l’appareil lui permettant d’emporter 3 GO de zicmu dans l’autobus. La société Taser, que l’actualité m’a amené à évoquer dans un précédent article (Un homme est mort), fabrique des sortes de révolvers électriques destinés à maîtriser n’importe quel salopard voulant vous piquer votre sac à main. Les polices du monde entier utilisent des Taser quotidiennement, pour le plus grand profit de la sécurité publique et des actionnaires de la boîte. Or, le nouveau catalogue Taser propose un produit innovant, illustrant mon propos, qui marrie l’exigence de sécurité individuelle dans nos villes-jungles et le goût pour l’art lyrique : le TASER MUSICAL !

http://www.taser.com/PRODUCTS/CONSUMERS/Pages/C2.aspx

Dans un même produit :

1- un baladeur vous isolant du monde

2- un outil électrique de défense vous protégeant du monde

Rien d’illégitime là-dedans, n’est-ce pas ? Mais la perspective de voir un type à oreillettes musicales balancer un coup de Taser à un nuisible tout en continuant d’écouter son boum boum nous fait réellement entrer dans un autre âge… Vous avez droit à la musique, même pendant l’agression, même dans l’émeute, même sous les balles ! Pendant le chaos, la cacophonie continue ! Désormais et grâce à Taser, rien ne pourra plus entraver la marche triomphale de la musique, rien ne pourra plus faire obstacle au droit universel de consommer des sons. En plus de la transpiration et des risques de griffures, la mise hors d’état de nuire d’un individu comportait bien des désagréments, dont celui de passer le temps du pugilat les oreilles vides : ces temps obscurs ne sont plus : vive Taser, vive la sécurité, vive la musique !