vendredi 25 avril 2008

Le devoir civique expliqué aux enculés

Viens l'prendre, le pognon! Viens!


Je ne me prononcerai pas sur les qualités d’acteur de Wesley Snipes : je n’ai tenu que dix minutes devant un des nanars où il avait le premier rôle. C’était stupide, comiquement violent et d’une lourdeur extravagante. Il va avoir du temps pour réfléchir à la place de l’art dans le cinéma : il vient de choper trois ans de taule, fermes, pour avoir niqué le fisc. Entre 1999 et 2001, le champion a palpé 38 millions de dollars (et des dollars qui valaient cher, à l’époque !) et a jugé bon de ne pas en refiler un chouia à la collectivité. Il est puni brutalement, lourdement, ce qui ne doit pas beaucoup affecter un acteur capable de jouer dans Blade…

En France, on prend souvent notre pied à critiquer l’Amérique, et je suis pas le dernier. Pourquoi s’en priver d’ailleurs : ça fait du bien et c’est abondamment justifié. Mais je ne peux m’empêcher de constater qu’une fois de plus, avec nos grands fraudeurs jamais punis, avec nos grands discours sur la solidarité, sur l’impôt progressif-qui-aide-les-plus-démunis, sur l’Amérique qui prône le chacun pour soi mais que nous autres en France on n’est pas des sauvages, on passe encore pour des baltringues.

T’as entendu parler de Jeffrey Skilling ? C’était le Pdg d’Enron. Il a fraudé, il a entubé un max de monde. Un type comme on en a chez nous, quoi. La différence, c’est que dans ce paradis du pognon qu’est l’Amérique, la justice fait moins de cadeau aux puissants que chez nous, magnifique Patrie de je sais plus quoi. 24 ans de prison, le Skilling ! Le paradis des capitalistes sans scrupule, c’est pas là-bas, c’est bien ici !

One Way : la taule !

J’attends qu’en France, un magouilleur chanteur à succès, acteur surpayé, empaffé de sportif, couturier emperlouzé ou grand patron passe quelques années en taule. J’attends.

jeudi 24 avril 2008

Network, histoire de l'avenir

Sidney Lumet

En 1976, Sidney Lumet sort Network (main basse sur la télévision, en français), un film extraordinaire qui a la particularité de sembler prémonitoire à un français d’aujourd’hui, mais que les américains ont dû prendre à l’époque comme tout à fait réaliste. Sachant que tout ce qui est américain, stupide, nuisible et désespérant met environ 15 ans avant d’arriver inexorablement en France, certains spectateurs d’alors s’en sont peut-être même inspiré pour moderniser la télévision pépère héritée du Général. Il décrit (en gros) la transformation de la télévision US en système de divertissement totalitaire, avec un ton qui passe du sérieux au plus grand comique. Comme d’habitude avec Lumet, c’est un grand film.

Pour juguler la perte d’audience du journal télévisé, une arriviste sans scrupule (Faye Dunaway dans son meilleur rôle) imagine de faire passer la direction des infos sous l’autorité du directeur du divertissement. L‘opération effectuée, on assiste à des scènes de grand burlesque qui ne sont pas sans rappeler le Canal + des années 80/90, avec, souvenez-vous, groupe de rock live pour annoncer les infos, mélange d’amuseurs grimés et des « drames » de l’actu (piège à cons !) et institutionnalisation de marionnettes. En passant, il est amusant de se souvenir que les guignolades divertissantes qu’annoncent le film furent appliquées à la télévision « libre » française par un nid de pseudo situationnistes censés incarner la résistance au Spectacle. Passons.

On peut considérer Network comme une actualisation du fameux « Un homme dans la foule », qu’Elia Kazan avait sorti en 1957, et qui disait presque tout. Je dis presque parce que, peut-être pour des raisons politico commerciales imposées, Kazan imagina que les spectateurs rejetaient l’animateur cynique à la fin du film, s’étant rendu compte qu’il les trompaient. Ce genre de happy end, devenu totalement invraisemblable, fut bien sûr évitée par Lumet.

Je signale enfin qu’entre cent qualités, ce film comporte aussi la plus drôle scène d’amour (pourtant torride), avec Faye Dunaway aux commandes…

Dans cet extrait, l’animateur-gourou vedette est convoqué par le big boss, qui lui explique clairement les choses. 1976, m’sieurs dames !…

lundi 21 avril 2008

United colors of Panthéon

J'suis copine avec des grands hommes!

Aimé Césaire est mort et à peu près tout le monde s’en fout. Tout le monde ? Non : car une femme courageuse (la brebis Ségolaine) reprend le flambeau et demande que l’insulaire soit enterré au Panthéon. A part l’ascension directe au ciel, le Panthéon, quand on est mort, c’est le must. Enfin, c’était le must jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que le Panthéon est situé à Paris. L’idée de Paris, cœur de la France, c’est une idée qui pue l’ancien régime tout autant que le jacobin. C’est une idée qui ne respecte pas les sensibilités diverses qui s’expriment dans la tolérance et la diversité locale. C’est une idée absolutiste, paternaliste, totalitaire et géographiquement insoutenable. C’est fasciste, osons le mot.

Sitôt le mot Panthéon prononcé, la République fait marcher ses engrenages, hop : une consultation, un communiqué, une décision ! Pas d’impro, pas de flottement, soyons modernes, efficaces, à l’allemande, jugulaire jugulaire ! On demande donc aux amis et à la famille de Césaire ce que pensait cézigue de la panthéonnade, et leurs avis aussi, ça nous passionne. L’hic est justement qu’en toute modestie, le défunt se considérait comme l’âme de la Martinique et que, poussant le particularisme à son point de perfection, il se demandait ce qu’un martiniquais tel que lui pourrait bien foutre sur la colline sainte Geneviève. « Vous voulez nous l’enlever une seconde fois, enculés ? » a-t-on entendu s’exclamer tout un peuple en deuil. Car se faire panthéoniser suppose avant tout de se faire coincer à l’intérieur du périph, tout Victor Hugo que vous êtes. Il faut donc renoncer aux petites tombes bucoliques de nos villages, qui font voisiner le grand homme avec le marchand de vins, la boulangère avec le député, le champion de la négritude avec l’albinos. Comme il n’y a déjà pas grand-chose à voir en Martinique (pas plus qu’en Guadeloupe, en Corse, dans les Baléares et d’une manière générale dans tous les trous perdus que sont les îles), les hôteliers locaux se disent qu’il vaut mieux que le touriste ait une tombe de grand homme à visiter sur place, plutôt qu’il reste à Pantruche profiter des têtes de gondoles de la Nation par paquet de douze. Pas bête.

Mais croyez-vous que madame Royal soit une femme à se laisser impressionner par la volonté d’autrui, fut-il défunt ? Nib ! Elle revient à la charge de belle manière en proposant ni plus ni moins qu’une « décentralisation du Panthéon » ! Qu’on construise des panthéons dans les différentes régions françaises, et nous pourrons ainsi honorer les ossements des cadors là où ils brillèrent du temps de leur splendeur ! Et c’est soudain une colonne prestigieuse de grands noms qui se constitue dans chaque province, les Gaston Deferre, les Marcel Dassaut, les Paul Bourget, les Aristide Filoselle. Mieux : Désir d’avenir et imaginons la France d’après enfin rassemblés pour couvrir le pays de monuments à la gloire des grands personnages que nous sommes tous, ou presque. Car après tout, se demande la Poitevine, pourquoi faudrait-il honorer les hommes exceptionnels dans une époque qui est tout entière façonnée par des gens ordinaires ? N’y aurait-il pas un parfum antidémocratique dans cet élitisme lyrique ? La Nation ne doit-elle être reconnaissante qu’aux « grands hommes » ? Et pourquoi pas aux mères de quatre enfants ? Et le type qui prend le métro à 60h30 chaque matin, n’a-t-il pas tout du héros moderne qu’il conviendrait de respecter ? Comme on l’imagine, la réunion du bureau du PS fut des plus fécondes.

United colors of panthéon

Soucieux de ne pas être en reste dans cette course à l’idée géniale, le maire de Paris en a même remis une couche en proposant qu’à l’exemple du Louvre, désormais décliné au proche Orient, en attendant pire, le panthéon français ouvre des succursales dans « de nombreux pays amis ». Faire rayonner la culture avec le Louvre, c’est bien. Mais je pense aux hommes et aux femmes qui sont la fierté de notre pays, et dont le reste du monde ne peut pas profiter parce que nous gardons une notion étriquée et ringarde, j’ose le mot, du territoire national. Je suis en discussion avec plusieurs villes pour que Paris ouvre des panthéons à l’étranger : Canberra, Austin et Tombouctou. Dans ce monde concurrentiel et globalisé, il est vital pour la France de faire rayonner partout sa culture et ses grands personnages, parce que l’exemple donné aux autres, c’est aussi un marché porteur.

vendredi 11 avril 2008

Je t'aime. Je te tue.

Les supporteurs? Que des gonzesses!

L’actualité, autre nom de l’information, est un piège à cons. Dès qu’on y prête l’oreille, on se retrouve au milieu d’un maelstrom d’âneries, d’événements grotesques, tragiques ou insignifiants, de faits lamentables ou poignants, révoltants ou assommants, une collection inépuisable de pitreries, de drames et d’enfantillages qui racontent plus ou moins bien notre histoire en train de se faire. Comme elle se renouvelle en permanence, l’actualité tient lieu de thriller à bien des désoeuvrés, mais aussi de roman humaniste, de recueil d’histoires drôles, de shoot quotidien ou de bible. Le plus étonnant, peut-être, c’est de trouver parmi eux des individus qui n’ont par ailleurs jamais ouvert un roman, ni un livre de philo, de sociologie ou d’ethnologie : mater leur suffit donc. Dans le fait d’être le jouet des événements, de penser par réaction à ce qu’un journal a décidé de traiter, de n’être finalement qu’un consommateur d’informations qui renouvelle chaque jour son frichti puis qui passe à autre chose, il doit se trouver une forme de plaisir qui explique le succès des gazettes. Ce plaisir masochiste, renforcé d’heure en heure par la certitude de ne rien pouvoir faire pour changer les choses (ou l’illusion du contraire), est à son tour ce qui nourrit l’indignation, le ressentiment, le dégoût, la colère, la peur, gamme exclusive sur laquelle notre société et ses dirigeants jouent l’horrible partition que chacun constate. Un chercheur qui analyserait une période historique en fonction de ses actualités pourrait-il conclure que les gens y ont été heureux, à un moment ou à un autre ? Sûrement pas.

Un des aspects les plus déprimants des actualités, en dehors d’être ce reflet de nous-mêmes, c’est leur côté disparate. On y accole la mort d’un enfant et un résultat de football, on glisse de la météo à la prochaine guerre mondiale, et on finit de toute façon par nous vanter des dentifrices et des bagnoles. Ce côté fourre-tout est la meilleure marque de l’inanité de la discipline (avant l’invention d’Internet, j’aurais sans doute dû donner une explication à cette dernière affirmation ; aujourd’hui, je m’en passerai). Mais il ne faudrait pas conclure que ce qui n’a aucun sens –littéralement - n’a pas d’intérêt. L’intérêt naît peut-être de ces frictions de faits a priori sans rapport entre eux, mais que leur mise en scène par les médias rendent soit proches, soit comparables, soit complémentaires, etc, pour peu qu’on fasse soi-même le travail.

Par définition, on devrait postuler que ce qui se passe à l’intérieur d’un stade n’a aucune importance et ne mérite pas qu’on s’y arrête. Même si cent mille personnes jubilent ensemble quand Machin frappe le ballon de la tête, il ne s’agit jamais que d’un jeu, d’un plaisir fugace, d’un micro événement qui ne change rien à la vie des hommes, au destin de l’espèce ni à la marche du temps. On nous a bourré le mou avec la victoire de l’équipe française à la coupe de football 1998, censée rembourrer le moral des français, doper leur appétit de consommer, de faire des gosses et de se raser le matin, mais : que dalle. L’euphorie fut de courte durée, comme d’hab. Il reste que certains événements sportifs ont des échos intéressants dans la société, et justifient à ce titre qu’on y prête une oreille. Le dernier en date est l’affaire de cette putain de banderole. Franceland©, ce parc de loisirs où l’on a gommé tout ce qui est sale, brutal, con, lourdingue, franc, humain et malpoli, Franceland© est en émoi. Hou ! les vilains ! Comme chacun le sait, les footballeurs sont raffinés, au moins autant que les boxeurs, et leurs supporteurs, entre deux dons caritatifs, n’aspirent à voir du beau jeu et que le meilleur gagne. Personne n’a jamais entendu « Ho ! Hisse ! Enculé ! » dans un stade, gueulé par vingt mille poitrines, scandé dans la joie régressive et la bonne humeur ? C’est pourtant une tradition, dans le plus pur esprit sportif. Huer un concurrent, prier pour qu’il se casse la gueule, n’avoir de joie que lorsque son propre« camp » marque un point, même de façon dégueulasse, c’est ça, le sport. Le sport, c’est : on gagne, et c’est marre ! Et on voudrait qu’après un siècle de ce traitement, les supporteurs se comportent dignement ? Passons.

Une bien belle image, qu'on aimerait voir plus souvent...

Cette insignifiante banderole devient quelque chose à partir du moment où un mouvement médiatico politique se développe autour d’elle, que le GIGN est mis sur le coup, que les labos d’analyse ADN enquêtent (authentique, merde !), que les juges peaufinent leurs chorus et qu’on s’apprête à rétablir la guillotine en place de Grève. Sur toutes les antennes, on tente de nous faire passer cette banderole comme le comble de l’ignominie, l’offense suprême, le blasphème atroce dont l’humanité croyait s’être débarrassé, et « on « réclame des châtiments moyenâgeux contre les coupables. A l’heure où des vidéos de gens décapités au sabre circulent sur Internet, où des accidents meurtriers sont relatés en images au journal de 20 heures, où chaque foyer sait qu’on tue, qu’on assassine et qu’on bombarde à peu près partout dans le monde, Franceland© ne peut supporter qu’on vanne les Ch’tis, les Lensois ni personne, et organise la résistance. Une certitude : la sévérité sera au rendez-vous.

L'année du handicap commence mal.

Parallèlement à ça, on apprend qu’une dame qui a tué sa fille vient d’être acquittée. Lydie Debaine n’en pouvait sans doute plus, elle avait sûrement des raisons de vouloir en finir, mais le fait est là : elle a tué sa fille, handicapée depuis toujours, et qui n’avait aucun espoir de « guérison ». Dans le droit français, les actes contre des personnes faibles sont plus durement punis que ceux commis contre des gens pouvant se défendre. Pourtant, madame Debaine a purement et simplement été acquittée, sans peine symbolique, sans sursit, sans un message de la justice qui dise à la société que tuer quelqu’un n’est pas rien. Le Parquet n’a pas fait appel, tout le monde à l’air de trouver ça dans l’ordre des choses. Et c’est forcément le nouvel ordre des choses, au moins sur le plan de la jurisprudence, dans lequel nous allons vivre désormais. Ne connaissant pas le détail de l’histoire, je n’en dirai rien de plus, sauf constater qu’on juge avec mansuétude un meurtre, et qu’on réclame une justice sévère pour une banderole grotesque. J’ai entendu que les auteurs de la banderole honnie risquent un an de prison ferme. Assisterons-nous à ça : un an de cabane pour une vanne (même de mauvais goût, même atroce, même insultante, même néanderthalienne !), et RIEN pour un meurtre (même compassionnel, même dramatique, même humain, même un meurtre d’amour) ? L’actualité nous le dira.

lundi 7 avril 2008

Son père n'était pas con

Un court extrait de Mon père avait raison, de Sacha Guitry, pour servir à l’édification des malheureux, des dépressifs, des militants, des concernés, des sacrificiels, des héros, des convaincus, des faux anarchistes, des morts-vivants, des casse-couilles, des intégristes, des espérants, des bougistes, des collectivistes, des va-t-en guerre et des simples imbéciles.

(Sacha Guitry et Gaston Dubosc dans cet extrait)

mercredi 2 avril 2008

Laissez pas passer le passé!

La diversité enfin représentée!

Quand j’étais gamin, on a fait une sortie avec l’école pour aller voir une pièce de Labiche à l’opéra de Lyon. Je ne me souviens ni de l’intrigue, ni des acteurs, ni même du titre mais je me souviens bien de l’ambiance. Une salle rouge, cossue, des velours, du bois, des sièges d’un incroyable confort, des accoudoirs formidables, des balcons ouvragés, une scène toute en rondeur que la profonde connaissance de la nature humaine et l’influence du Louis XV avait protégée des sécheresses de la ligne droite. Je me souviens finalement plus de l’esthétique de ce temple que de ce que la troupe tenta de faire sur scène, et je ne fus pas le seul. Les gamins, c’est comme ça.

Puis on considéra que le bâtiment était désuet, qu’il était insuffisant, qu’il n’était pas moderne, et on chargea Jean Nouvel de le vider de ses tripes. Le chantier dura plusieurs années : on décida de garder la façade, on plaça des structures de bois dans ses ouvertures de fenêtres, on démolit tout l’intérieur, caves et toit compris, et on rebâtit un édifice moderne à l’intérieur de la coquille, à grand renfort de béton. Tout le monde a dû voir ce genre de chantier : considérant qu’un bâtiment est beau, que sa façade est séduisante, on le vide comme un poulet et on le farcit d’escalators, d’ascenseurs, de matériaux intelligents. Les quelques originaux qui considèrent qu’un bâtiment ne peut se résumer à sa façade n’ont plus alors qu’à aller voir ailleurs si on respecte le passé. Dans une époque qui sait si bien surfer à la superficie des choses, il est parfaitement cohérent qu’on n’attache plus aucune importance à ce qui ne se voit pas, à ce qui existe à l’intérieur, et que d’un bâtiment qui a parfois plusieurs siècles de vie, on envisage de ne garder que la façade. C’est l’architecture du fake. Ça a l’air d’être ancien, ça a l’air d’être un vrai bâtiment, ça a l’air d’avoir été construit par les anciens, ça a l’air de témoigner de leur art de vivre, mais zobi ! A l’heure du body building, de la chirurgie esthétique, de la culture wikipédiesque et du crédit à la consommation automobile pour tous, il est bien normal que l’architecture participe au mouvement. D’ailleurs, plutôt que s’attacher aux pompeux et désuets concepts de notre devise nationale, Liberté, Egalité, Fraternité (et ces majuscules, j’vous demande un peu !) la République modernisée devrait fissa en adopter une nouvelle : « Ne vous fiez à rien ».

Evidemment, quand vous entrez aujourd’hui à l’opéra de Lyon, tout est moderne, c'est-à-dire froid et noir. Il faut cependant reconnaître que la transformation a été bien faite, et que les matériaux utilisés furent choisis parmi les plus nobles. Lignes épurées, murs lisses, sol glacé, ombres satinées dans une ambiance de cimetière chicos, l’endroit affiche la couleur (si j’ose dire) : vous n’êtes pas là pour rigoler.

Rigoler, en revanche, ça a longtemps été la raison d’exister de la bande dessinée. Mais depuis quelque temps, elle semble avoir mûri, on y rigole moins, on y dépense plus de fric et on s’y emmerde souvent. Entre les épopées héroïco teutoniques, les serial killers en goguettes, les polars bien pensants, les anti-héros autofictifs et les vengeuses aux seins gonflés maniant le gros calibre et la Rangers, on se mettrait à regretter le temps de Pim, Pam, Poum ! Dans l’idée de transformer la bande dessinée, de la purger des reliquats archaïques qui la déshonorent, des gonzes s’évertuent depuis quelques années à prolonger les aventures de Blake et Mortimer. Pourquoi pas ? Dès la première tentative, on sentit qu’un vent de réformes se levait sur la BD de papa. Assez discrètement au début, des personnages de nanas jeunes firent leur apparition, donnant le ton de l’œuvre de continuité qui débutait, et de la modestie de leurs auteurs par rapport au modèle qu’Edgar Pierre Jacobs nous a légué. Si ce dernier avait négligé de foutre de la meuf dans les pattes de ses si corrects héros, c’est à la fois parce qu’à l’époque, les lois du genre s’y opposaient, et probablement parce qu’il avait ses raisons. Une bande dessinée réalisée par un homme mûr, cultivé, maniaque, perfectionniste MAIS s’adressant à la jeunesse (c'est-à-dire aux jeunes garçons) des années 50/60, ça peut très bien se passer de femmes, d’épouses, de petites amies et de putes au grand cœur. Dans le chapitre féminin, Jacobs s’autorisait les concierges à boutons sur le nez, les gouvernantes en surpoids et, tout de même, les silhouettes d’élégantes en fond de décor. Pareil pour les minorités visibles : avec Jacobs, elles l’étaient beaucoup moins ! Les Chinois sont des insectes fourbes à faces de citron, les Egyptiens sont de modestes fellahs et les noirs n’ont pas encore été inventés. Pour ce qui est de l’Angliche, en revanche, on a toute latitude pour admirer la vigueur de son caractère, l’efficacité de ses astuces, la limpidité de son courage et sa capacité à œuvrer pour le bien de tous en pleine décontraction. On sera certainement tous d’accord pour reconnaître que « ça » a vieilli, comme les escaliers en bois des vieilles demeures, les murs épais d’un mètre, les fenêtres à meneaux, les cheminées noircies et les forgets pleins d’hirondelles. Mais, bordel de mouise, pourquoi faudrait-il toujours que le passé s’aligne sur notre présent ? Pourquoi faudrait-il que Blake et Mortimer se pacsent, fasse du vélo dans Paris et boycottent les JO de Pékin ? Petit à petit, à force de singer le présent, nos deux héros vont se trouver comme des cons : que faire des costumes fifty’s, du club de gentlemen, de la pipe et du chapeau, des vieilles bagnoles et des trains à vapeur ? Comme les « rénovateurs » essayent de garder tout ça en bouleversant profondément tout ce qui fait l’ambiance de la série (exclusivité du masculin, conservatisme, colonialisme, valeurs bourgeoises…), ils réussissent à faire énormément chier tout le monde.

La nécessaire modernisation des dialogues

Il y a des gens assez pervers pour estimer qu’un bâtiment du XVI ème siècle est mieux avec des poutrelles en béton, des jacuzzis, des Velux géants et un espace salon résolument bio, mais qui n’envisagent pas d’aller communier avec le XXI ème siècle dans un endroit construit pour. Il se trouve aussi des gens pour qui Edgar Pierre Jacobs est un vieux con, dont il est bon de piller l’esthétique de façade en bousillant frontalement le reste de l’œuvre, la vision du monde et la mémoire. Qu’ils aillent donc pondre de la BD ailleurs, et qu’ils laissent Blake et Mortimer peinards, dans leur époque morte.