mardi 24 février 2009

Star traque (7 /7)


C’est Günter qui prit le volant. La voiture roula environ quarante minutes et s’arrêta devant une maison en bois à la pelouse incroyablement entretenue. La bonne mexicaine qui ouvrit donna du Madame Bacall à Cathy et les introduisit dans une vaste chambre sombre. Sur un lit, un homme, vieux, très maigre, presque réduit à son seul pyjama, semblait être aspiré par le matelas.
- C’est Peter O’Toole, dit Cathy à voix basse.
- Peter O… !
Le vieux ouvrit les yeux, se redressa imperceptiblement et dit :
- Lauren, ma chère amie… vous êtes venue.
- C’est moi, Peter, je suis là. Restez allongé. Comment allez-vous ce soir ?
- Eh bien, je ne sens plus mes jambes… elles ne me font plus souffrir, voyez-vous, c’est déjà ça. Et je ne dors plus mais ne suis pas non plus éveillé. J’ai l’impression d’être ailleurs.
- Reposez-vous, il n’y a que ça. Je suis venu avec un ami à moi, Günter Walberg, un ami allemand qui vous a toujours admiré.
- Admiré… moi ? mais, Lauren… est-ce que ?...
- Ne vous inquiétez pas, il est au courant de tout. Il connaît notre histoire. Il est de notre côté.
- Monsieur O’Toole, intervint Walberg, je suis très honoré de vous rencontrer. J’espère que vous vous remettrez rapidement.
- N’espérez pas, monsieur, n’espérez pas trop. Je vais mourir, je le sais, et je n’en fais pas un drame. Si, Lauren, c’est la vérité, je suis en train de mourir. Je suis très vieux, je sens que la vie me quitte. C’est ainsi.
Walberg hésita un instant. Son regard croisa celui de Cathy et l’interrogea en silence. Oui, il pouvait parler, elle l’avait amené là pour qu’il s’entretienne avec une vraie star, une authentique légende.
- Monsieur, dit-il doucement, puis-je vous poser une question personnelle ?
- Je vous en prie.
- Un autre vous-même est en ce moment dans une villa de Beverly hills et, aux yeux du monde, il est Peter O’Toole. C’est lui qui est l’acteur mondialement connu, et il est en bonne santé. Comment voyez-vous ça ?
- Ha, j’ai beaucoup réfléchi à cette question quand j’ai pris la décision de cette retraite spéciale, comme nous disons entre nous. Ça ne me pose pas de problème. Voyez-vous, comme tous les hommes, j’ai cherché l’amour, j’en ai eu une bonne part mais je n’ai jamais réussi à en être blasé. Pour des millions de gens, Peter O’Toole incarne quelque chose qui n’appartient qu’à lui, et c’est pour ça que les gens m’aiment. A titre personnel, cet amour-là m’a profité. Devenu un vieil homme, je préfère que mon nom continue d’être un vecteur d’admiration et d’amour plutôt que tout ça disparaisse avec moi. L’être humain n’est qu’un corps, vous savez, rien d’autre qu’un corps. Quoi qu’on dise sur l’âme, sur l’esprit ou sur Dieu, le corps comporte tout ce que vous êtes. Il n’y a que nous, les héros modernes, les stars, les symboles, qui possédons autre chose que notre corps, et c’est ce qu’on appelle la gloire. C’est une aura, une valeur si vous voulez, une puissance d’amour qui dépasse notre corps, que des millions de gens entretiennent et renforcent chaque jour. C’est ça, l’immortalité, c’est dépasser son corps.

Il se tut. Le souffle lui manquait pour les grandes déclarations. Il respira faiblement, chacune de ses inspirations marquée par un petit bruit de gorge aigu. Ses yeux de jeune homme avaient l’aspect mort du verre dépoli.
- Quand je me suis fait remplacer par mon double, j’ai fait le choix de disparaître pour que vive Peter O’Toole. Le contrat était très clair sur ce point : je devais redevenir un être anonyme et accepter l’idée d’un enterrement discret quand mon jour serait venu. Et ce jour arrive. Que se passera-t-il ? Mon corps sera enterré discrètement, sans funérailles nationales, sans articles dans la presse, sans show commémoratif à la télévision, mais je continuerai à vivre dans le corps d’un autre. Je préfère ça, Monsieur Walberg, j’ai trop fréquenté la gloire, j’ai trop été habitué à être plus qu’un simple être humain pour préférer disparaître comme eux, alors que j’ai la possibilité de vivre par delà ma mort.
- Mais c’est une survie dans le mensonge, dans la tromperie !
- On se trompe tous. Tout le monde se trompe, et en permanence. On ne fait que mettre sur les autres les images ou les idées qu’on se fait soi-même, en s’efforçant de croire que ça colle. Qui peut dire qu’il ne s’est pas trompé sur la réalité de celui qu’il aime, ou de ceux qu’il admire ? Quand les gens s’aiment et vivent ensemble, ils peuvent vérifier si l’idée qu’ils se faisaient de l’autre est conforme à la réalité, et souvent, après des années ensemble, ils divorcent, n’est-ce pas ? Ils se sont trompé, voilà. Avec nous, les stars, ce n’est pas possible. On ne nous connaît que par ouï-dire, par la presse, par le cinéma, on ne nous voit pas quand nous sommes malades ou quand nous prenons notre bain. Avec nous, les gens peuvent vivre dans l’illusion sans limite… et c’est bien ainsi. Alors que ce soit moi ou un autre qui incarne Peter O’Toole, où est la différence ? Les gens continueront à croire que je suis ceci ou cela, et je le serai pour eux… Que nous demandent-ils, enfin, et pourquoi nous aiment-ils tant ? Parce qu’ils voient en nous ce qu’ils rêvent d’être. On a rêvé être cet aventurier fiévreux et inspiré que j’ai incarné dans Lawrence d’Arabie. On a rêvé être ce que James Dean fut dans la Fureur de Vivre. On a rêvé avoir la vie de Liz Taylor ou de Prince, même si personne n’y arrive. Eh bien, aujourd’hui, les gens continuent de rêver grâce à nous, ils rêvent de vieillir aussi bien que nous, de rester jeune, actif, dans le coup, d’avoir des aventures amoureuses après quatre-vingt dix ans. Ils continuent de nous admirer de ne pas être comme eux.
Je vais mourir seul, monsieur Walberg, et ma tombe ne portera pas mon nom. Personne ne viendra s’y recueillir. Mais on continuera d’aimer ce que j’ai été parce qu’aux yeux de tous, je suis vivant.


*




(Cimetière de Madera, Californie, 9 novembre 2019.)

On vient de mettre en terre le cercueil de Joseph Stanton, mort à 87 ans. Le curé a récité mécaniquement le minimum attendu en ces moments. Il fait un signe de tête aux deux personnes présentes, Maria Fuentès, ancienne domestique du décédé, et Günter Walberg, comme pour leur dire qu’il a terminé son boulot.
Dans les allées voisines passent trois ou quatre personnes, des fleurs en plastique à la main. Le soleil est encore doux à cette heure, et on entend partout le chant des merles. Maria Fuentès serre la main de son voisin puis s’en va, son petit sac au bras. Sa silhouette ronde emboîte le pas de celle, déjà loin, du curé. Walberg lève les yeux au ciel, s’emplit les poumons de cet air frais. Les collines voisines sont encore de vagues formes bleues qui émergent de l’ouate. Walberg reste là, il contemple ce coin perdu et goûte son calme facile. Il lit des noms sur les tombes voisines : Clifford Reynolds, 1947- 1999, Chuck Sacramento, 1952- 2009, Paula Gibson Taner, 1924- 2005. Finalement, se dit-il, nous ne sommes que ça. Tout ce qui reste de la plupart d’entre nous, ce sont deux dates, et un nom. Il dit à haute voix : Günter Walberg, 1957 et … ? Puis il part rejoindre son taxi, emportant avec lui un secret que je n’avais pas le droit de révéler avant sa mort.

Fin.

Star traque (6 / 7)


Tania est le modèle de la copine effacée et fidèle. Elle est aussi grosse que Lauren-Cathy est mince, aussi râblée qu’elle est fine, aussi brune qu’un Mélanésien d’ascendance mexicaine. Mais sa peau est d’un blanc extrême, laissant voir souvent le bleu des veines. Dans cette Californie du sud, elle trouve le moyen de ne pas bronzer : elle est veilleuse de nuit dans un hôtel de Laguna Beach et dort le jour. Elle est la seule amie de Cathy, la seule qui sache son secret, la seule pour qui Cathy n’a pas disparue au profit de Lauren Bacall. Elle est là, dans sa cuisine, en train de faire du café pour la seconde fois pendant que Walberg et Cathy sont au salon.
Son calme retrouvé, Cathy a tout expliqué de l’affaire : elle n’est donc pas la star que tout le monde croit, elle a été « recrutée » lors d’un faux casting, d’abord pour sa relative ressemblance avec Lauren Bacall jeune, puis en raison de son profil psychologique. Elle a répondu à des centaines de questions avec docilité, elle a subit des tests, elle a rempli du papier jusqu’à ce qu’on lui propose un invraisemblable marché : quitter sa famille, ses amis, sa ville, disparaître tout simplement sans laisser aucune trace, et, grâce à la chirurgie, prendre le rôle de Lauren Bacall dans la vraie vie. La vraie star, elle, très vieille dame fatiguée, est d’accord pour ce tour de passe-passe : elle cède la place, se retranche dans une maison confortable et très bien gardée, et voit son double rajeuni continuer d’exister par delà sa propre mort, qui viendra bien un jour.
- Mais enfin, personne ne s’est aperçu que du jour au lendemain, Lauren Bacall avait perdu soixante ans ? On nage en pleine fiction !

- Non, Günter, tout ça est bien réel, et c’est même assez simple. Quand une star d’Hollywood veut passer le relais, elle commence par se faire retoucher la figure. Elle passe deux ou trois fois sur le billard de façon à obtenir une tête très rajeunie : on tire la peau du cou, on traite les yeux, on change ce qui doit l’être, on regonfle ce qui est affaissé, etc. Et que pense le public après ça, Günter ? il pense tout simplement que sa vedette préférée s’est fait refaire la gueule, rien de plus, car tout le monde s’en aperçoit immédiatement. Banal. Habituel. Routine. Ceux qui vieillissent naturellement à Hollywood sont une infime minorité, et là aussi, tout le monde les remarque (en disant mince ! qu’est-ce qu’il a vieillit, lui qui était si beau). Donc, on attend que le public soit habitué à la nouvelle tête de la star en question, et on la remplace, tout simplement. On cherche, et on trouve toujours, crois-moi, un sujet jeune ayant la même silhouette, on le convainc de la combine, et on n’a plus qu’à le faire passer sur le billard pour une bonne opération esthétique qui lui donnera très facilement la gueule artificielle d’une vieille peau refaite. Une chirurgie à l’envers, en quelque sorte…
- C’est de la démence…
- C’est pire que ça, c’est du business.
Cathy Straw, redevenue maintenant aussi belle que Lauren Bacall, marqua une pause, inspira profondément et sembla revoir le moment où sa vie avait basculé.
- Pour moi, au début, c’était pas une question d’argent, pas du tout. Je voulais devenir quelqu’un, tu comprends ? devenir quelqu’un, ne pas rester dans l’anonymat des hôtels, des stations balnéaires, des supermarchés et des cimetières. Mais devenir quelqu’un, quand on n’est personne, quand on n’a pas au fond de soi ce qui fait les artistes, les stars, les grands, c’est impossible ! On a beau essayer, on n’arrive jamais à rien. Dans le meilleur des cas, des gens se servent un peu de nous, nous font faire un petit tour sur la scène, et ils nous jettent. Se rendre compte qu’on n’est pas à la hauteur de ses rêves, tu peux pas t’imaginer ce que c’est.
- Cathy…
- Eux, ils l’ont bien compris, ils savent parfaitement à qui ils ont affaire ! Ils m’ont tout simplement offert de devenir quelqu’un : qu’importe si ce n’était pas moi-même ! Devenir une star déjà connue et reconnue, une icône du cinéma, une image de réussite et de valeur pour des millions de gens dans le monde, comment refuser ? Comment dire non quand son avenir personnel se résume à la retraite et dix, quinze ans de vie au ralenti, deux voyages en Europe, un en Egypte dans un bus climatisé, des parties de cartes avec les petites vieilles du club. Non, tu ne peux pas proposer ça à quelqu’un de trente ans et t’attendre à ce qu’il saute de joie.
- C’est une histoire de fous… ça ne tient pas debout. Et les familles des stars, leurs enfants, tous les gens qu’elles fréquentent ? Comment garder le secret quand des centaines de gens sont dans le coup ?
- Des centaines de gens, tu l’as bien dit. Des milliers peut-être. Les pros de l’industrie du cinéma, les acteurs, leurs familles, les gardes du corps, le personnel domestique, les chirurgiens, ça fait du monde. Mais tout ça a tenu bon pour l’instant par la force du fric et du rêve. La gloire, celle qui te fait sortir du lot commun des mortels, c’est un moteur plus puissant que tout. C’est une foi sans dieu, sans autre dieu que soi-même. C’est une foi qui t’apporte des récompenses ici, sur cette terre, des récompenses immédiates, palpables, des cadeaux tels qu’ils font naître l’envie dans le cœur de toute l’humanité. Les familles des stars sont au courant, elles sont d’accord, elles s’accommodent de ça pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Le pouvoir que donne la gloire d’un parent, le prestige attaché à tel ou tel nom, le genre de vie que ça implique, ce sont des éléments qu’on n’abandonne pas si facilement. A la mort de Clark Gable, sa famille a tout perdu. Pas l’argent, non, la plupart des stars en ont suffisamment pour composer de beaux héritages, mais le reste, la folie de se savoir différents, au dessus, très au dessus des hommes, dans une bulle qu’ils n’imaginent même pas et qu’ils contribuent pourtant à bâtir de leur amour, ça ils l’ont perdu et ne s’en remettent pas. Eh bien, sache que les familles n’ont jamais été un obstacle à la supercherie, jamais ! Les seuls à ne pas marcher quelquefois, ce sont les acteurs eux-mêmes. Ils restent alors ce qu’ils sont, ils ne jouent pas ce jeu-là, ce sont d’ailleurs toujours ceux qui ne se prêtent pas à la chirurgie esthétique par ailleurs. Mais le reste, le petit personnel, les producteurs et toute la maffia de ceux qui s’engraissent de ce business, aucun problème.
- Mais comment se fait-il que rien n’ait percé ? Ceux qui ne marchent pas dans la combine, comme tu dis, pourquoi ne parlent-ils pas ?
- La peur. On est menacé. Le truc est devenu tellement énorme qu’on ne peut plus faire machine arrière. Celui qui ne veut pas participer doit impérativement se taire et continuer comme avant, sous peine de se faire buter, lui et sa famille. Je te jure que ça se passerait comme ça. Ces gars-là ne plaisantent pas, tu le comprends tout de suite. En tous cas, personne n’a jamais eu le cran de vendre la mèche, pas plus Clint Eastwood que cette grande gueule de Martin Sheen, qui pourtant n’y participent pas.
- Et toi, tu es bien en train de la vendre, la mèche ?
- Oui… je…je ne sais pas… je suis arrivée au bout de ce que je pouvais faire. Quand ils ont appris que je t’avais vu, que je t’avais parlé hors de leur contrôle, ils sont devenus méchants. Ils m’ont menacée, ils m’ont battue, ils m’ont fait faire un tour dans le désert… ils m’ont fait voir un trou creusé au milieu de nulle part… c’était horrible, c’était vraiment horrible, j’ai cru que j’allais mourir et que personne ne le saurait jamais…
- Tu as déjà disparu, Cathy…
- Ils m’ont dit qu’ils me tueraient, là, dans le désert, en pleine nuit, et que tout serait fini pour moi… Je ne veux rien révéler du tout, qu’ils continuent sans moi, pourquoi je prendrais un tel risque ? je veux juste partir loin d’ici et qu’on m’oublie, que le monde entier m’oublie !
La conversation cessa dans les larmes. Tania fit ce qu’elle avait déjà souvent fait pour son amie, elle la consola, l’écouta sans jamais perdre patience ni la contredire. Comme tous les amis du monde, elle pris sur elle une partie de son fardeau. Plus tard, pendant que Cathy prenait une douche, Walberg essaya d’imaginer la suite. Pas besoin de détails supplémentaires sur la brutalité de l’organisation qui tenait tout ça, il était bien persuadé qu’à partir de maintenant, s’il se décidait à l’attaque, il n’aurait plus de répit. Cette idée lui donna la nausée. Il ne put pousser très loin les raisonnements et les scénarios. Se mettre une sorte de maffia US à dos n’était pas du tout le genre d’aventure qu’il souhaitait. Mais d’un autre côté, pouvait-il, lui aussi, se taire ? Il ne pouvait s’empêcher de penser au sort des récalcitrants dans le genre de Cathy, car il y en avait eu, fatalement. Soit des paumés qui craquent, comme elle, soit des accidents, quelqu’un qui a trop pris de dope, un autre qui tombe dans la dépression, un qui a le mal du pays. S’il y en avait eu, qu’étaient-ils devenus, combien y en avait-il sous le sable du désert autour de L.A. ? Et Peropoulis, que lui avaient-ils fait ?
Quand il s’en ouvrit à Cathy, celle-ci ne tenta pas de le dissuader. Ça le déconcerta, ça le déçut même un peu. Elle était redevenue calme, elle avait recouvré le maintien qui l’avait invinciblement séduit le soir de leur première rencontre. Elle était encore un peu Lauren Bacall, une femme tout simplement capable d’envisager les problèmes sans se mettre à chialer. Quand il évoqua les possibles disparitions de ses collègues fausses stars ou d’autres personnes de l’entourage, elle ne nia pas la question mais n’y apporta aucune réponse. Elle semblait maintenant repartie dans un univers artificiel, comme on dit, ou les règles ordinaires n’ont aucun sens.
- Mais enfin merde, Cathy, tu ne peux pas t’en tirer comme ça ! Tu me balances tout le truc et tu me dis que tu ne feras rien. Tu comptes t’en sortir comment ?
- Je viens d’y réfléchir et j’en ai parlé à Tania. On est toutes les deux d’accord. Personne de mon entourage ne la connaît, personne ne sait que je suis ici. J’ai toujours gardé intacte mon amitié secrète avec Tania, et personne n’a jamais réussi à me coller suffisamment pour m’empêcher de venir ici incognito, quand je le voulais. C’est une planque idéale. On ne nous a pas vu entrer, ça nous donne du temps.
- Du temps pour quoi ? tu comptes passer le restant de tes jours entre la cuisine de ta copine et ses chiottes ?
- Je compte me tirer d’ici, refaire ma vie ailleurs, et j’ai besoin de laisser les choses se tasser avant d’agir. J’ai toujours donné de l’argent à Tania, qui ne l’a pas toujours dépensé. On a donc de quoi me faire de nouveau changer de visage et partir loin de Berverly Hills.
- Et moi, maintenant que je sais ce qui se passe, tu crois que je vais fermer ma gueule ?
- Ça te regarde ! C’est ton problème. Ne me rends pas responsable de TES décisions. Si tu veux garder le secret, tu peux le faire, tu n’es obligé à rien. Tu es journaliste, tu gagnes ta vie avec ce qui se passe dans le monde, les scoops ou le malheur des gens, la mort d’un grand homme te permet de remplir ton frigo parce que tu vas en faire trois papiers, tu fais donc comme d’habitude. Je t’ai dit qu’il y avait danger, je te le répète, mais je ne peux rien faire pour te protéger.
- Tu témoignerais ?
- Jamais. En aucune façon. J’ai décidé de ne rien dire à personne, jamais.
Walberg sortit furieusement de la pièce. Il était piégé. Révéler le pot aux roses sans témoin direct, ça ne valait pas un clou. Personne ne le publierait. Il en avait marre. Il se jeta sur le canapé et alluma la télévision. Les pubs s’enchaînèrent sans qu’il les remarque. Les images changeaient devant ses yeux mais son regard, fixé sur un point imprécis, ne voyait rien. De longues minutes se passèrent ainsi, puis une heure, puis une autre.
- Tania va devoir aller travailler, dit soudain Cathy, qui s’était glissée silencieusement derrière lui.
- Hum…
- Elle va travailler comme d’habitude et il ne faut pas que les voisins puissent apercevoir de la lumière chez elle. Tu comprends… ne pas attirer l’attention.
- Qu’est-ce que tu me chantes là ? On n’est pas dans 1984 d’Orwell !
- Ecoutes-moi, Günter, je te propose un truc : j’ai quelque chose à te montrer, quelqu’un à te faire rencontrer, qui a un rapport avec tout ça, et qui peut t’intéresser. Viens avec moi. On passe la soirée ailleurs, on fait le point sur tout ça, on verra.
Toujours debout derrière lui elle avait posé les mains sur ses épaules, et d’un doigt, lui caressait la joue. Elle se pencha et lui fit une bise dans le cou, une belle sensuelle bise, légère mais suffisamment appuyée pour qu’il en soit marqué.
- Viens. On y va.

A suivre.

lundi 23 février 2009

Star traque (5 / 7)


(Copie du courrier électronique de Günter Walberg, envoyé à mon domicile parisien le 2 novembre 2019. Emis à 11h23, heure locale.)

« Cher collègue.
Ce message t’étonnera peut-être mais je te demande de le prendre au sérieux, car je suis en danger. J’ai été physiquement agressé par des gens dont j’ignore tout, mais qui sont organisés et puissants. Comme je te l’ai dit dans l’avion, j’enquête sur les vieux acteurs (et actrices) d’Hollywood. Ce que je ne t’ai pas dit, c’est qu’un certain nombre d’indices me font penser que ces acteurs ne sont pas réels, enfin qu’ils ne sont pas vrais, qu’ils sont trafiqués d’une manière que j’ignore. Leur jeunesse est artificielle, j’en ai maintenant la certitude, et je vais essayer d’en trouver la preuve.
J’ai rencontré Lauren Bacall et, aussi incroyable que ça puisse te paraître, j’ai couché avec elle. Lauren Bacall, une femme presque centenaire ! Je t’affirme qu’il est IMPOSSIBLE que son âge soit celui qu’on dit, ou alors je n’ai pas rencontré la vraie Lauren Bacall. J’ai couché avec elle, je sais de quoi je parle. De visage et de silhouette, elle fait jeune, tout le monde le sait. Mais son corps, que j’ai vu entièrement à poil et sous pas mal de coutures, son corps n’a pas plus de trente ans, pas plus ! Je ne veux pas entrer dans des détails grivois mais je peux te certifier qu’un cul de quatre-vingt-quinze ans ne m’aurait ni enthousiasmé ni ravi comme celui-là ! Sa peau est d’une perfection que la chirurgie ne pourrait pas atteindre. A la limite, ce que tout le monde voit et admire d’elle, son visage, est moins bien conservé que le reste. Il est figé dans des expressions auxquelles nous nous sommes habitués mais qui n’ont rien de naturel. Les yeux sont trop parfaitement remontés, les lèvres sont trop dodues et n’ont plus de souplesse, l’ensemble du visage ressemble quand même à un masque, il faut bien l’avouer. Toutes les actrices ont ces têtes. Mais on ne voit finalement que ça alors que le plus stupéfiant, au moins concernant Lauren Bacall, c’est la jeunesse des membres, la beauté de son petit ventre, la fraîcheur de tout son corps. Crois-moi, même si ça te semble du chinois : il y a quelque chose d’anormal là-dessous. D’ailleurs, j’ai reçu la visite d’un gorille qui m’a bien violemment fait comprendre qu’il fallait que je foute le camp. Interdiction pour moi de revoir la Bacall. On n’envoie pas un tueur effrayer quelqu’un si on n’a rien à planquer. Ni à se reprocher. Je vais donc tenter le coup en me cachant.
Je te contacterai avant le 6 novembre à 20 heures (heure de Paris). Si je ne l’ai pas fait à cette date précise, merci de prévenir le lieutenant de police Farmeri, deuxième district de Berlin, qu’il se passe des choses curieuses à Beverly Hills. Raconte-lui ce que je t’ai dit. Il saura quoi faire. »


*

Peropoulis ne répond plus. C’est ce que Walberg conclut après quelques essais et renseignements. Il l’avait d’abord appelé chez lui, puis sur son portable, puis il s’était posté discrètement dans les coins où il devait l’apercevoir : niente ! En observant les allées et venues autour du bunker de Lauren Bacall, il avait reconnu quelques têtes quand les vitres des bagnoles n’étaient pas fumées (c'est-à-dire rarement) mais rien qui ressemble au plus petit poil du Grec. Pour se mouvoir tranquillement dans les alentours et continuer son enquête, il s’était payé une fausse barbe, une perruque à la Kurt Cobain, arbora un polo grotesque et des lunettes de soleil. Il en rit lui-même le premier jour mais s’était bien convaincu qu’il ne fallait pas négliger les détails dans ce genre de partie. Pendant trois jours d’affilée, il traînailla dans le quartier en faisant la causette à des épiciers, des jardiniers et des coiffeurs. Il alterna ses interviews discrètes du voisinage avec une surveillance de la villa à distance respectueuse. Il cherchait quelque chose qu’il n’avait pas bien défini, un renseignement, une clé qui lui permettrait d’entrer en contact avec Bacall sans laisser de trace et sans crainte d’être écouté.
Il s’attendait bien à voir un jour ou l’autre la limousine de la star sortir de ce putain de portail mais non, c’est à bord d’une petite bagnole assez insignifiante qu’il la vit soudain sur Rexford street, conduisant seule, nerveusement. Il se précipita alors au milieu de la route en lui faisant des signes, elle s’arrêta, il monta.
- Lauren, je cherchais à vous joindre depuis plusieurs jours, j’ai des choses graves à vous dire… roulez, roulez !… je…
- Je n’en peux plus, j’en ai assez, je ne peux plus les supporter !
- Qui ça, les ? qui ?
- Eux tous ! tout ça… je ne veux plus être leur jouet, je veux vivre librement. Je sais ce qui vous est arrivé… ils m’ont raconté. Ils m’ont dit aussi que j’avais enfreint la plus importante des lois et que ça pouvait me coûter très cher, vous comprenez ? Je suis menacée. Peropoulis a disparu depuis trois jours, je ne sais pas ce qu’ils lui ont fait.
- Lauren, calmez-vous, il faut tout me dire, je suis prêt à vous aider mais il faut d’abord vous calmer, nous calmer tous les deux et agir froidement. Où comptiez-vous aller ?
- Chez Tania, une amie à moi, ma meilleure amie… la seule amie que j’aie. Elle n’habite pas ici mais à côté de Laguna Beach, à une centaine de kilomètres. C’est un endroit sûr.
- A condition de ne pas être suivis. Il faut s’en assurer : prenez à droite après la station service.
La voiture fit quelques crochets et prit trois ou quatre tangentes tandis que Walberg observait ce qui se passait derrière eux. Tout avait l’air normal, la voiture reprit alors sa route, filant vers la liberté des gens ordinaires.
- Vous n’êtes pas Lauren Bacall, n’est-ce pas ? Dites-moi tout.
- Non, non… Je… je suis Lauren Bacall depuis seulement huit ans. Avant, je m’appelais Cathy Straw, et j’habitais Jackson Hole, Idaho. Je travaillais dans un hôtel et je rêvais d’être un jour quelqu’un. J’ai même pris des cours d’art dramatique, un peu, j’ai essayé…
- Vous n’êtes pas la vraie Lauren Bacall ? C’est ça que vous me dîtes ?
- Oui, c’est exactement ce que je vous dis. Je ne peux plus vivre comme ça !… j’ai été recrutée pour jouer un rôle, le rôle permanent d’une star du cinéma, et j’ai accepté… au détriment de ma propre personnalité, vous comprenez ? Je fais bien plus que jouer le rôle de Lauren Bacall, je suis devenue elle au yeux du monde entier, je suis elle…
Elle se mit à pleurer lentement, avec une sincérité qui surprit Walberg. Elle pleura avec application et constance, en cessant immédiatement toute autre communication. Ses pleurs réguliers coulaient sur ses joues superbes et faisaient gonfler plus encore que d’habitude ses célèbres poches sous les yeux. La route était maintenant composée de grandes plaques de béton qui marquaient chaque passage des roues d’un double plop bref, synchrone. Walberg laissa faire en silence pendant que l’auto gardait son cent à l’heure métronomique sous le ciel bleu rose. A l’horizon, rien, ou presque.

A suivre.

dimanche 22 février 2009

Star traque (4 / 7)



Walberg venait juste d’entrer dans sa chambre d’hôtel. Il avait éparpillé chaussures, pantalon et chemise en vrac sur le sol et mis en marche son ordinateur portable. Il s’apprêtait à travailler sur le fichier « Bacall » lorsqu’il entendit un petit bruit sec derrière lui. Il se retourna et bondit :

- Haa !! Qu’est-ce que vous foutez là ?!

Un homme était dans la chambre et se tenait là, adossé à la porte, silencieux.

- Qui êtes-vous, merde ?!

Pas de réponse. Le type, que Walberg avait eu le temps de ranger dans la catégorie « balèze », restait planté nonchalamment en se croisant les bras. Il n’avait pas l’air menaçant et souriait même comme quelqu’un qui fait une blague à un bon pote.

- Putain, j’appelle les…
- Tu n’appelles rien, ni personne... Günter…
- Vous… me… on s’connaît !?
- Non : moi j’te connais. Mais j’ai encore des choses à apprendre sur toi, mon chou. Assieds-toi.
- Quoi ? M’enfin, je refuse de…
- Assis !

Le type fit deux pas en direction de Walberg, qui s’assit donc comme demandé. Quelque chose lui disait de s’en méfier, sûrement ses mains de boucher ou peut-être la façon dont ses épaules remplissaient sa veste légère. Pourtant, il n’avait pas peur, peut-être en raison des mimiques et de la diction très tapette du malabar. « Ce mec est une tante, ou quoi ? » se demanda-t-il tout de suite. Ça lui paraissait inconcevable ces cent kilos et ces attitudes précieuses. Le type parlait non seulement avec cet horripilant accent travelo mais levait les yeux au ciel, penchait la tête comme une bimbo et faisait tout le tralala habituel d’un acteur sous-payé dans un rôle de folle. « C’est peut-être un genre qu’il se donne pour se foutre de ma gueule », pensa-t-il juste avant de se lever de sa chaise, pour voir. L’armoire à glace n’était pas vide : d’une seule main, plaquée sur son épaule, il le força à se rasseoir comme on le ferait avec un môme de six ans.

- Maintenant mon choux, tu vas rester tranquille et pas me faire répéter deux fois les mêmes questions !
- Non mais dîtes-donc, vous êtes qui, d’abord ?
- J’vais t’expliquer ! Tu vas comprendre !

Le type l’empoigna sous les aisselles et le jeta comme une merde sur le lit, la tête la première. A peine arrivé sur la couette, Walberg reçu les fameux cent kilos sur le dos et poussa un grand OUppFFF ! de surprise. En l’atteignant dans le dos, le mec avait réussi à lui bloquer l’estomac, c’est dire ! Il pesa de tout son poids sur la pauvre crevette en slip/chaussettes (ne l’oublions pas), enfonça son menton dans ses omoplates et se mis à le chatouiller à la taille en le grondant, « tu vas être gentil, hein Günter ? tu vas pas me forcer à t’faire mal, hein ? dis ? ».
- Ha ! ha ! ha ! ha ! Haharrêtez merde ! Arrêtez !
- Tu veux pas me faire de la peine, hein Günter ?

Il le chatouillait de plus belle en lui malaxant les flancs à coups de pinces nerveuses. Walberg avait beau hurler, se débattre, se tortiller comme un lézard, la brute efféminée maîtrisait complètement le combat.

- Ha ! ha ! Hi ! hi ! hi ! NON ! Pitié ! Pitiéééé !

Les hurlements rigolards emplissaient toute la chambre et le lit se baladait en rayant le parquet sous les ruades du couillonné.

- Ha ! Ha ! Ho, ho hau sec-hours, ha ! non ! STOP ! j’vais crever merde ! Ha ! ha ! haaa !
- Chut ! Arrête de faire ce raffut. Tu te tiens tranquille, oui ?

Il venait de cesser le chatouillement.

- Oui… oui… (pff.. pffouu) mais s’il vous plaît arrêtez… (le chatouillement repris de plus belle, plus fort encore). Houahahah ! ha ! non ! Ha ! ha ! hou ! HA !

Walberg atteignit la stridence. Ses rires grotesques suivaient les insistances de son bourreau comme un orchestre obéit à la baguette impériale du chef. Il y avait des rires hoquetant comme des staccato, des barrissements rappelant Berlioz dans ses pires outrances, il y avait des prouesses lyriques montant dangereusement dans les aigus puis des ritardando maîtrisés à deux mains. A un moment, il y eu ce qu’on aurait pu prendre pour une fin shuntée, quelques dernières plaintes mourantes, mais une bourrasque raviva le sabbat une dernière fois, plus haut et plus violemment que jamais. Les yeux de Walberg inondaient de larmes les draps du lit et ses cris maintenant s’étouffaient dans les plis de la couette, comme un appel désespéré dans une corne de brume absolument bouchée. L’air lui manquait. Il n’était plus qu’un vacarme retenu. Il était bel et bien sur le point de mourir de rire.
Au meilleur moment, c’est à dire au dernier, la tantouze cessa son manège et se releva. La mécanique vitale de Walberg se remis alors à fonctionner sans qu’il y soit pour rien, ses poumons reprirent leurs mouvements plus régulièrement et ses larmes cessèrent. Il ne releva pas le visage de sa flaque, se contentant de respirer comme si c’était la chose la plus précieuse du monde, vaincu définitivement et s’en foutant bien.
Soigneusement, le type se repeigna en grimaçant de satisfaction devant son reflet impeccable. Pendant que Walberg revenait silencieusement à la vie, il fouilla un peu dans la chambre, ouvrant une mallette sans conviction, feuilletant un carnet illisible, puis s’installa devant l’ordinateur. « Qu’est-ce que t’es allé fouiner chez madame Bacall, Günter ? On t’a vu chez elle : tu n’as pas demandé la permission », commença-t-il en inspectant le fichier « Bacall ».

- Stefano Peropoulis, souffla Walberg.
- Stefano Peropoulis, on l’emmerde. Il est que dalle.
- J’en savais rien, moi !… J’écris un bouquin sur Hollywood...
- Raconte, Günter, raconte.
- J’écris un bouquin d’entretiens, c’est tout, avec des grandes stars d’Hollywood, celles qui ont connu l’âge d’or.
- L’âge d’or ?... L’âge d’or ? C’est maintenant l’âge d’or. De quoi tu me parles, Günter chéri ?
- Je veux dire les années cinquante, l’après-guerre. J’ai l’hab…
- Ecoute bien, je répèterai pas. Ici, on ne fait d’entretien avec personne sans demander la permission. Y’a des agents pour ça. On traite pas avec les chauffeurs de maître, compris ? Ton bouquin, on n’en veut pas. L’âge d’or, mon cul ! Ne t’approche pas des gens qui sont pas d’ton milieu et qui sont pas à ta portée, Günter. Ne t’approche plus de Madame Bacall. Est-ce que je me suis fait comprendre ?
- Ou…oui. C’est compris. Je m’approche plus.
- Hou ! que je suis maladroit ! Je viens de supprimer définitivement les conneries que t’avais notées dans ton fichier « Bacall »…

Sans que Walberg dise quoi que ce soit, il continua d’inspecter les fichiers qui l’intéressaient. « Tiens, James Garner : supprimé, Liz Taylor : supprimé, Gena Rowland : supprimé, Peter O’Toole, rien que ça ? Non, là encore : Peter Falk, Charlton Heston, Cher, Angie Dickinson, Kirk Douglas, Faye Dunaway et encore d’autres ! C’est bizarre cet intérêt pour les vieux acteurs et les vieilles actrices… Allez, je supprime tout ! »
Il se leva en glissant dans sa poche les deux clés de sauvegarde qui se trouvaient là. Il fit craquer ses doigts dans une grande salve et se dirigea tranquillement vers la porte. Walberg ne s’était pas relevé du lit, il s’y était juste assis et regardait le bout de ses pieds. Il jeta un coup d’œil furtif au type qui sortait en ondulant du cul d’une manière impossible.

- Si tu te penches sur le cas des acteurs de moins de trente ans, tu peux encore rentabiliser ton voyage, Günter. Mais je te le dis une dernière fois, entends-moi bien : laisse tomber les vraies stars.

A suivre.

samedi 21 février 2009

Star traque (3 / 7)


Il faudrait vraiment être un gauchiste ou un de ces connards altermondialistes pour s’étonner des conditions de sécurité en vigueur dans le cœur d’Hollywood ! On n’entre pas chez Paul Newman comme chez le coiffeur. C’est normal. On peut même dire que ça décevrait pas mal de monde si on pouvait lui taper sur l’épaule chaque après midi au comptoir du bar du coin. Vous imaginez Paul Newman buvant sa bière comme n’importe qui ? Vous imaginez Clint Eastwood faisant la queue aux caisses du supermarché avec son caddie plein de rouleaux de papier-cul ? Un peu de sérieux.
A Beverly Hills, il est parfaitement logique que les propriétés soient gardées, que du personnel qualifié monte la garde, que des caméras soient partout présentes : c’est normal. Pour entrer chez Lauren Bacall, ce n’est pas plus difficile qu’ailleurs dans le quartier : il y a deux portails à franchir, on montre patte blanche, on est photographié et il ne faudrait pas croire qu’il y a une armée de colosses pour vous accueillir : une dizaine de types, pas plus. C’est juste une question d’organisation. C’est sérieux, discret, efficace et pas complètement dénué de tact.
Stefano Peropoulis est bien entendu un peu plus que le chauffeur de Lauren Bacall. C’est lui qui vint accueillir Günter Walberg après le poste de sécurité et c’est lui qui l’introduisit auprès de la maîtresse de maison. « Lauren Bacaaaall ! flageolait Walberg en lui-même, elle est derrière cette poooorte ». Il avait rencontré du monde pendant sa carrière, et du beau, et il avait appris depuis longtemps à maîtriser le petit trac qui peut vous saisir quand on est sur le point de parler à un cador de la science, de la politique ou des médias. Il n’était donc pas impressionné mais il savait qu’Hollywood était devenu un camp retranché, il avait parfaitement conscience qu’il allait franchir une frontière, qu’il n’avait rien à y foutre et qu’il n’avait qu’un faux passeport.
Comme dans les films des années quarante, la Bacall lui apparut en robe longue, une robe spectaculaire, hors normes, disproportionnée à notre siècle. A la voir vêtue ainsi chez elle, il se demanda aussitôt comment elle faisait pour trouver quelque chose de mieux à se mettre les soirs de gala. Sa robe de soie crème moulait son corps jusqu’à la taille et s’évasait tout en souplesse jusqu’à fondre par terre, comme la queue d’une sirène se perd dans l’onde. Le côté en était longuement fendu, et immédiatement, au premier pas, vous vous retrouviez en train d’essayer d’en voir plus. Sa cuisse gauche se révélait aux trois quarts selon les mouvements de la soie, le tissu glissait sur la peau dans une véritable chorégraphie de légèreté et de perfection. Comme dans les années quarante, sa chevelure rappelait par ses ondulations une belle et jeune coulée de lave épaisse qu’on admire de loin. Il n’y avait plus guère qu’à Hollywood qu’on rencontrait encore des femmes capables d’exhiber de telles coiffures, le puritanisme, la vie sportive et d’autres fléaux modernes ayant rendu inconcevables ces outrances d’érotisme quotidien.



- Stefano m’a beaucoup parlé de vous monsieur Walberg.
- Je constate que tout ce qu’il m’a dit de vous n’était qu’un plat tissu d’euphémismes, madame.
Le baisemain lui donna l’occasion de sentir la souplesse charnue du poignet. C’est à ce moment là qu’il se souvint qu’il était en présence d’une femme de quatre-vingt quinze ans, et il failli reculer à cette idée. Cette peau lisse, ces mains sans tâche, ces ongles fins…
- Vous… vous êtes splendide, vraiment, je ne sais quoi dire de mieux.
- Pour un premier contact, ça me suffit.

Il la suivit dans un salon vert pâle aux murs recouverts de Mondrian, de Klee et d’une série de sanguines érotiques de Foujita. Lauren Bacall se laissa flatter dix bonnes minutes puis demanda poliment qu’on entre dans le vif du sujet, ce que Walberg avait parfaitement prévu. Il lui exposa donc la teneur de son projet en mentant sur toute la ligne, lui présenta des ambitions éditoriales fictives et commença avec naturel son travail de biographe.
Il s’était documenté de telle façon sur la vie et la carrière de la star qu’il n’avait plus grand’chose à apprendre mais lui posait des questions plutôt anodines en espérant qu’elles permettraient d’entrer dans une certaine intimité et, in fine, de gagner la plus grande confiance possible. Ne pas l’effrayer, ne pas éveiller de soupçons, c’était sa stratégie.
On passa rapidement sur l’enfance new-yorkaise et les débuts pour se concentrer sur ce que Bacall appelait elle-même sa seconde carrière. Elle lui raconta assez brièvement les quelques faits à retenir pour résumer sa période de retraite (elle n’employa jamais ce mot) après les années soixante, puis son retour sur les écrans au tournant du millénaire, le culte d’elle-même renouvelé comme par enchantement auprès des petits-enfants de ses premiers admirateurs. Elle fit même allusion à ses projets pour l’avenir. C’était incontestablement un bon sujet pour un interviewer : elle parlait d’elle-même avec beaucoup de facilité, du naturel, savait s’auto féliciter avec tant de franchise que c’en devenait désarmant, elle ne cherchait pas ses mots et ne cachait pas qu’elle trouvait sa vie formidable. Au fur et à mesure de son déroulement, l’entretien semblait même la rendre plus que satisfaite, joyeuse. Manifestement, elle adorait qu’on s’occupe de sa personne, qu’on en parle, elle aimait comme une petite enfant que le monde s’organise autour d’elle avec des Oooh et des Aaah d’admiration. Au milieu des anecdotes sur sa carrière, elle savait néanmoins poser des questions personnelles à Günter Walberg, lui demander son avis sur tel ou tel fait en marquant un sincère intérêt à ses réponses. Le sourire perpétuellement prêt à servir, elle dévia ainsi de plus en plus souvent la conversation vers des aspects moins professionnels et la transforma insensiblement en un échange où le charme et la séduction prirent la plus grande place.
- Etes-vous marié, monsieur Walberg ? demanda-t-elle soudain.
En un clin d’œil, il sut qu’il fallait non seulement mentir, mais aussi trouver une réponse qui ouvre les plus vastes horizons.
- Divorcé. Trois fois.
A partir de ce moment, l’après-midi ne fut plus qu’un lent rapprochement entre eux. Trois fois divorcé, voilà qui signifiait quelque chose aux yeux d’une star, l’indice solide qu’on pouvait faire confiance à cet homme. Pour elle, ce renseignement remplaçait tous les philtres séducteurs : elle avait la plus grande peine à seulement imaginer qu’on puisse se fossiliser toute sa vie avec la même personne et n’aurait pas eu un regard pour un homme dans cette invraisemblable situation. Et puis, elle trouva instinctivement rassurant ce détail conforme à des mœurs civilisées. De son côté, Walberg comprit vite qu’il avait tapé dans l’œil de la légende vivante et abandonna malgré lui la question qui l’avait d’abord obsédé : comment fait-elle pour paraître aussi jeune ? Peu à peu conquis par les charmes vivaces de Lauren Bacall, il entra dans ce jeu de la séduction, délicieux quand deux personnes décident sincèrement d’y céder. L’enchaînement des choses le mit bientôt dans une quasi panique, il se demanda s’il ne risquait pas de tout gâcher : ses lèvres se trouvaient à moins de vingt centimètres de celles de son hôtesse et s’en approchaient encore. Tout en conversant, son esprit luttait contre l’abandon qui s’offrait à lui. (Elle tenait maintenant sa main et l’appelait Günter !). Son visage était si près du sien qu’il se mit à loucher mais en lui, une petite voix continuait à répéter des conseils de sagesse. Il se dit enfin qu’il n’avait rien à gagner à ce quitte ou double… au moment même où leurs bouches se touchèrent.

A suivre.

vendredi 20 février 2009

Star traque (2 / 7)


Il s’est passé pas mal de temps avant que Walberg se décide à aller enquêter aux Etats-Unis. Plus d’un an en tout cas puisqu’il a pris l’avion pour L.A. le 16 octobre 2019, date à laquelle je l’ai rencontré. Entre confrère, vous pensez bien qu’on évite de trop parler des trucs importants et secrets qu’on prépare. On a donc discuté de tout et de rien puis on a abordé légèrement nos travaux en cours, moi le lobby sportif aux USA, lui le cinéma.
- Le cinéma ? C’est plutôt vaste, non ?
- Très vaste. En fait, je vais bosser sur une catégorie d’acteurs bien spéciale : les anciens. Je vais essayer de rencontrer les vingt plus vieux acteurs d’Hollywood, tous des stars.
- Qu’est-ce qui te fascine chez les vieux ?
- Ha, ha ! Non, je suis pas fasciné, je suis pas la groupie qui rêve de toucher la robe de Lauren Bacall, pas du tout. Je fais juste une enquête sur ces acteurs et actrices là et j’ai un contrat d’édition pour sortir un bouquin sur eux. La longévité, tu vois, c’est ça qui me fascine.
On avait échangé quelques propos cyniques sur le rôle de la dope dans les deux mondes qu’on explorait, celui du strass et celui de l’exploit sportif. Je lui avais appris deux ou trois choses sur Bill Craper, le nouveau joueur de tennis canadien, seize ans et demi, celui qui avait tué un adversaire en servant trop fort et par malheur sur son plexus solaire. Lui avait juste daigné me dire qu’il avait un rendez vous avec un type qui était depuis quarante huit ans chauffeur de Lauren Bacall. Bien mince pour commencer une enquête, non ?
En fait, le chauffeur en question s’appelait Stefano Peropoulis, c’était un émigré Grec qui, des Etats-Unis, n’avait pratiquement connu que le monde artificiel et industriel du cinéma. Il était descendu de son bateau pourri pour entrer au service de la star. La chance, disait-il. Sa beauté ulysséenne avait peut-être aidé l’embauche : on disait Lauren Bacall assez sensible aux pectoraux velus, aux dents blanches, aux mains puissantes, aux yeux extra bleus, aux jambes parfaites, enfin à tout ce que les salopards savent mettre en avant quand il faut. Walberg avait misé gros sur Peropoulis. Il s’était même renseigné sur lui, trouvant son village d’origine, apprenant des trucs intéressants sur ses goûts et les raisons de son départ de Grèce. Il s’arrangea pour utiliser gentiment une partie de ce matériau dans la conversation, comme par hasard, et devint immédiatement un type épatant aux yeux du chauffeur. Officiellement, walberg se présenta comme faisant un bouquin à la gloire de Lauren Bacall, en masquant soigneusement le côté enquête géronto-sociale. Il flatta l’orgueil du chauffeur en lui proposant même de faire de son livre un recueil d’entretiens avec celui qui connaissait si bien une idole mondiale, et depuis près d’un demi-siècle ! Le grec se voyait déjà en couverture d’un best seller… En deux ou trois jours d’entretiens sérieux, d’échange de documents et de photos, Walberg et Peropoulis étaient devenus potes. Le plan B pouvait commencer, comme on disait dans les polars au siècle dernier : rencontrer la star. Walberg réussit donc en moins de deux semaines à obtenir un rendez-vous avec une star mythique, sans contacter le moindre agent (une habitude à lui) et sans exposer les motifs réels de son enquête. Ça n’a peut-être pas l’air de grand-chose, dit comme ça, mais je peux certifier que pour avoir réussi un truc pareil, rien que pour ça, Walberg avait à mes yeux déjà mérité le Pulitzer. A ma connaissance, il n’y a pas d’autre exemple d’une telle entorse aux règles hollywoodiennes depuis des lustres. En fait, depuis que le système des contrats à vie s’est mis en place, pas une seule personne non-autorisée n’a pu parler en tête à tête avec une star, pas une enquête n’a été entreprise, seuls les potins les plus grossièrement stupides donnent une idée (fausse) de la façon dont ces gens-là vivent. Les agents transmettent à la presse spécialisée des pseudo informations sur le mariage d’Untel, le nouvel amour d’Unetelle, le coup de blues d’un autre, etc. Ces infos sont illustrées par des photos officielles et, comme aux meilleurs moments du Brejnévisme, le peuple avale tout ça le sourire aux lèvres. Aux Etats-Unis, personne ne s’en plaint vraiment puisque après tout, il n’y a pas d’enjeu, que la démocratie n’est pas menacée et qu’il ne s’agit que de show business.

A suivre.

jeudi 19 février 2009

Star traque (1 / 7)


« Fly me to the moon
Let me play among the stars”.
Frank Sinatra.


Günter Walberg n’est pas le premier homme à s’être posé des questions à propos des stars d’Hollywood. Il n’est ni le premier, ni le seul. Je me souviens par exemple d’Arthur Floagan, le journaliste du New York Chronicle, qui avait soulevé un tollé assez retentissant aux alentours de 2011, 2012 il me semble, avec son tableau synthétique donnant l’âge des grosses vedettes, dames comprises. Il posait deux problèmes, celui du barrage que faisaient alors ces stars sur la carrière des petits nouveaux et celui de la pratique encore secrète du contrat-bail liant un acteur ou une actrice pendant des décennies à sa maison de production. On avait appris que Charlton Heston, entre autres, était en contrat depuis plus de soixante cinq ans avec Universal, et que toutes ses apparitions publiques, absolument toutes, avaient fait l’objet de négociations, de préparation et, bien-sûr, de rémunération. Pour ses apparitions dans des films il ne faisait que son boulot, mais quand il signa un chèque de 200 000 dollars par solidarité avec les familles réfugiées après les inondations de Philadelphie, quand il intervint à la télé pour appeler à voter républicain aux élections de 2008, quand il était interviewé à la sortie d’un congrès ou d’une remise de médailles, quand il reçut le Gramy Award pour son rôle dans Tarzan, en 2009, quand il défila en tête du cortège funèbre à la mort de Brad Pitt (sans oublier son laïus devenu célèbre depuis, au cimetière de Carmel), chacune de ses interventions fut soumise à contrat et il fut tout le temps payé. Sam Mc Cormick, l’agent d’Heston, expliqua sur CNN que ces dispositions contractuelles n’étaient que l’adaptation hollywoodienne de ce qui se pratiquait depuis longtemps dans le sport et qu’Heston, comme beaucoup d’autres acteurs « âgés », trouvait son compte dans ce système. L’aspect le plus délicat de l’affaire, celui qui entretint la suspicion le plus longtemps, ce fut bien-sûr le côté caché de la chose, le fait que personne avant Floagan n’avait osé parler de ça publiquement. Les « journalistes » habitués des studios, les potes des stars étaient devenus de véritables profiteurs, uniquement capables de jouer les faire-valoir des vedettes dont ils partageaient trop la vie, et il avait fallu qu’un journaliste non spécialiste de l’entertainment fasse le boulot. Après quelques polémiques, chacun décida qu’on se foutait pas mal du sort de ces pantins.
Tout le monde se souvient de Kheops, le blockbuster de Spielberg qui fit littéralement renaître Elisabeth Taylor au cinéma. Qui n’a pas vu ce film ? Quel dégoûtant personnage aurait le culot d’affirmer qu’il n’a pas pleuré à la mort de Psatah, le jeune prince joué par Léonardo di Caprio ? En plus d’avoir été un très grand spectacle, un très grand film et un non moins grand succès, Kheops est le film qui a tout déclenché pour Günter Walberg. C’est en voyant la Taylor apparaître dans la première scène qu’il comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal. Au début, en fait, comme dans les anciens épisodes de Colombo, il n’eut qu’une intuition, une idée farfelue que les images du film lui inspirèrent. Comme d’habitude car c’est un graphomane, il nota son idée sur son éternel carnet mou, convaincu qu’il tenait le sujet d’une nouvelle plaisante, ou d’une scène supplémentaire dans la pièce de théâtre qu’il n’arrivait pas à conclure depuis cinq ans. Il rangea tout ceci dans un coin de sa tête et oublia donc complètement le sujet.


Ce n’est que trois mois plus tard qu’il transforma son idée en interrogation, puis en hypothèse. Liz Taylor passait à Berlin pour recevoir la médaille de citoyenne d’honneur de la ville et Walberg eut l’occasion d’assister à la conférence de presse qu’elle y donna. Wolfgang Hermann, son rédac chef, fut assez surpris de son intérêt pour cet événement mondain, lui si loin des paillettes, mais ne fit pas trop de questions. « Je l’ai vue au festival de Cannes, en simple spectateur, il y a plus de quarante ans, alors j’aimerais bien la revoir, c’est tout », reçut-il pour explication.
Il est bien évident qu’on ne fait pas une carrière pendant soixante-dix ans sans y laisser des plumes. Dans le cinéma comme dans la chanson, il y a deux façons bien différentes d’arriver à la notoriété absolue, voire à « l’immortalité » : mourir jeune ou durer plus que tout. Quand la génération de vos premiers fans est complètement ratatinée, l’humanité se compose de gens qui vous ont toujours connu : vous devenez le grand-père ou la grand-mère du monde. Vous étiez là avant, vous avez connu les gloires disparues, vous avez tapé sur le ventre de Chaplin ou tiré un coup avec Mae West, vous êtes donc une sorte de conservatoire vivant d’un âge d’or qui rapporte encore sans menacer personne. Les jeunes loups n’ont rien à craindre de la comparaison puisqu’il ne peut pas y avoir de comparaison entre ces vieux films chouettes (et si kitsch, hein ?) et ce putain de cinéma actuel au réalisme si puissant. Aujourd’hui, quand on s’embrasse dans une scène à la Bogart, des langues d’un mètre cinquante balayent l’écran du cinoche, des fois que certains douteraient encore de l’amour. En cas de distribution de pruneaux, on ne lésine pas sur l’hémoglobine, on sait faire vrai, on a appris ce que ces touchants cinéastes des années 1950 ne pouvaient pas savoir. Alors on peut bien faire plaisir aux très vieilles stars rescapées et leur dérouler le tapis rouge avant la fin : qu’est-ce qu’on risque ?
Günter Walberg avait du mal à y croire. Il avait sous les yeux l’image de Liz Taylor, une image troublante, une beauté qui devenait immorale si on oubliait un instant son caractère artificiel. Il avait bien vu, dans Kheops, que le visage de la Taylor n’en finissait pas de rajeunir, mais c’était devenu si courant qu’on ne s’étonnait plus de ça depuis longtemps. Avec l’éclairage, le maquillage, les effets spéciaux et la chirurgie esthétique, il aurait fallu être naturellement très laid pour ne séduire personne, et ceci quel que soit votre âge. Mais dans le hall bondé du Sheraton, à quelques mètres de la star, il était littéralement saisi par la beauté, oui, la beauté de Liz Taylor. Malgré les progrès considérables qu’ils ont fait faire à leur art mineur, les chirurgiens d’Hollywood n’ont pas encore réussi à rajeunir pour de vrai les tissus flapis des actrices du siècle dernier mais ils ont réussi un tour de force bien plus grand : faire accepter par tout le monde ces canons de « beauté » particuliers et nouveaux, ces visages stéréotypés, ces nez anormalement désexués, ces yeux sans valoches, ces lèvres gonflées comme des cerises, incapables de laisser sortir un son, et qui semblent posées sur la bouche pour faire seulement briller le rouge à lèvres. Avec le temps, le public mondial s’est habitué à ces faciès artificiels et ne demande plus d’où ils sortent. Le moins physionomiste des spectateurs reconnaît en une seconde qu’un acteur ou une actrice s’est fait charcuter le portrait mais qu’est-ce que ça peut foutre ? Tout le monde fait ça, maintenant ! De toutes façons, une fois que votre visage est connu par des milliards de gens, vous n’avez plus qu’à maintenir une ressemblance avec cette image, vous devez vous efforcer d’être le plus longtemps possible ce que vous avez été et chacun vous pardonnera naturellement de vieillir, même artificiellement. Dans le cas de Liz Taylor, le visage était redevenu tellement lisse que son image ancienne, universellement connue, revenait inconsciemment devant les yeux pour compléter ce que la chirurgie n’avait pas pu faire. Le premier choc passé, l’épate à peine tiède, on se demandait invariablement : quel âge a-t-elle, en fait ?
Walberg savait bien que ce miracle tenait à une multitude de fils, savamment disposés sur la face de cette mamie pour lui recomposer une apparence jeune, mais pour le reste, pour la souplesse de la voix, l’aisance des mouvements, la (relative) vivacité d’esprit, il était stupéfait. Il avait beau tourner la chose dans tous les sens, il avait devant lui le spectacle d’une nonagénaire qu’il se serait volontiers tapée.

A suivre...

lundi 16 février 2009

Boulangerie et Fin des Temps



Le 14 août 1555, une flotte de deux navires quitte le port de Dieppe, à destination des Indes occidentales, de Guanabara plus précisément. Guanabara, c’était le nom indien de ce qui est universellement connu aujourd’hui comme la Baie de Rio de Janeiro, qui fut donc habitée par des Français avant que les Portugais ne la leur ravissent. La flotte est dirigée par Nicolas Durand de Villegagnon, un marin expérimenté, Chevalier de Malte, homme dur, mélanchtonien de caractère puritain, ancien condisciple de Calvin à la faculté de droit d’Orléans, mais qui se convertira bientôt au catholicisme. Pour l’amiral de Coligny, instigateur de cette politique et encore catholique à l’époque, cet embryon de colonisation avait pour objectif principal de contrer les Portugais et les Espagnols sur « leurs » terres, en exportant loin de la métropole des contingents de protestants qu’on estimait déjà assez nombreux en France.
Villegagnon ne se fait pas remarquer des historiens par son intelligence politique, ni par son habileté stratégique. C’est un brutal, un fonceur. Par son attitude rigide, il s’aliène rapidement quelques tribus locales, dégoûte ses subordonnés qu’il soumet à un régime de travaux forcés assorti d’une stricte prohibition sexuelle : pas touche aux Indiennes ! Imagine un peu, lecteur repu et entouré de femmes, d’avoir mis quatre mois à traverser l’Atlantique, de t’être installé sur un îlot aride (qui porte aujourd’hui encore le nom de Villegagnon), d’y avoir trimé comme un âne pour bâtir un fortin sans avoir la moindre possibilité d’un quelconque réconfort, de la moindre tendresse ! On le sait, l’homme sans femme dépérit, devient con ou se révolte. C’est ce que firent nombre d’entre eux, entraînant à leur suite les dernières tribus amies. Le fort fut donc bientôt soumis à un véritable état de siège, d’autant plus périlleux que l’île ne fournit pas d’eau potable…
Villegagnon se décida à faire appel à Calvin, espérant que celui-ci lui enverrait des colons à la moralité plus stricte, d’authentiques protestants moins soumis à la loi des gonades que les raclures de bagne qu’il avait dû recruter dans son premier contingent. Il lui écrit donc en janvier 1556 pour le prier de lui venir en aide. Mais les communications étant ce qu’elles sont à cette époque, c’est seulement en mars 57 que trois navires accostent dans l’île, apportant vivres, bétails, outillage, artisans, femmes à marier et quatorze grenouilles de bénitier de Genève, des purs, des durs. Parmi eux, Jean de Léry, futur auteur du fameux « Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, autrement dite Amérique », ouvrage qui influencera la vision de Montaigne, entre autres, dans son chapitre sur les cannibales.
Nous avons donc affaire à une expédition voulue par le pouvoir, qui mêle des catholiques et des protestants, qui a l’ambition de fonder une « France Antarctique » en concurrence directe avec Espagnols et Portugais, c’est du sérieux. Voici pour l’aperçu de la situation.
Mais le jour de la Pentecôte 1557, une controverse s’engage entre Villegagnon et les Genevois. Une controverse qui aura des conséquences fatales pour la colonie et, d’une manière générale, sur l’aventure française au Brésil. Sur quoi porte cette controverse ? Sur un problème militaire ? Sur une question stratégique, sur le ravitaillement, sur les alliances locales, sur la discipline, sur la mission elle-même ? Non, lecteur impatient, cette controverse repose sur une grosse énorme connerie : la Présence réelle. Villegagnon soutient en effet que le corps du Christ se trouve réellement dans l’hostie, alors que les salopards qui lui tiennent tête pensent que non. Rappelons que le Concile de Trente (1551) venait de définir cette Présence réelle, la Transsubstantiation, comme dogme de l’église catholique, et que bon, le Concile de Trente, c’est quand même pas rien… Voici donc nos Conquistadors bloqués par un urgentissime problème : quand nous mangeons l’hostie, mangeons-nous réellement le corps du Christ ? Et les débats sont si vifs que les Genevois sont contraints à l’exil, sur la terre ferme, où ils auront le temps de réfléchir aux choses sérieuses en compagnie des Tupinambas, charmants Indiens proches de la nature et qui pratiquent le cannibalisme à tour de gencives, un cannibalisme réel, avec du sang et des coups de massue. Après quelques mois de vie difficile, certains exilés tenteront un retour chez Villegagnon : il les fera noyer. Bien fait. (Aux catholiques modernes tentés par la commisération, je précise que le dogme de la Transsubstantiation est toujours d’actualité : au sens strict, si t’y crois pas, tu peux pas te dire catho !)



Bientôt, la petite colonie de l’île Coligny sera submergée par les troupes portugaises de Mem de Sà, pendant que Villegagnon chicane en France pour justifier son zèle, et c’en sera fini des couillonnades pour amateurs. Fin de partie.
Cette disproportion entre les enjeux et les circonstances paraît incroyable : imaginons que l’opération ait été un succès, c'est-à-dire que ses dirigeants ne se soient pas entretués pour d’invraisemblables foutaises, et une partie de l’Amérique du sud parlerait peut-être français… Mais nous voici revenus au XXIème siècle, siècle éclairé par les erreurs du passé, siècle de la rationalité et de l’entendement. Ouf! C’est pas des religieux d’aujourd’hui qui baseraient leurs actions sur des galéjades pareilles ! On sait tous que les religieux sont assez cons, mais enfin pas au point de… enfin, pas… heu… En fait, si ! Venons-en donc aux « Chrétiens sionistes »…
Environ cinquante millions d'Evangélistes aux Etats-Unis se disent « Chrétiens sionistes », et ceci pour des raisons strictement religieuses. Se basant notamment sur les prophéties d’Ezéchiel (37.21), ils croient qu’il faut tout faire pour inciter les Juifs du monde entier à revenir en Israël, et ceci pour que s’accomplisse, un soir de semaine, je vous l'donne en mil, l’Apocalypse ! Oui, la révélation, la Fin des Temps, en toute simplicité. Je rappelle que selon la Bible, pour la fin des Temps, une grande baston opposera les agents du Bien et les agents du Mal en la plaine d’Armageddon, et qu’à cette occasion, le Christ himself paraîtra de nouveau aux hommes et que cette fois-ci, la conversion sera o-bli-ga-toi-re ! Il est sans doute inutile d’insister sur le fait que la présence d’un max de monde est requise, pour une conversion vraiment totale et un bon déroulement des cérémonies. D'ailleurs, cette distribution de ramponneaux ne pourra se faire que lorsque TOUS les Israélites seront rassemblés sur leur Terre (imaginons qu’un Juif trop fêtard ait loupé le dernier avion du Retour parce qu’il n’a pas entendu sonner son réveil, eh bien, selon les propres termes de la Bible, la Fin des Temps est ajournée !) Oui, lecteur rationaliste habitant le pays de Descartes, des millions de types votent et agissent auprès de leur gouvernement pour qu’une aide absolue soit apportée à Israël en vue de réaliser la Fin des Temps... Ces gens-là, qui représentent un poids électoral considérable, ne pensent et n’agissent qu’en fonction de la Bible, et ne seraient pas surpris que des anges viennent leur annoncer que le Christ donne une conférence de presse en compagnie de Tzipi Livni ! Evidemment, ces grands stratèges explosent de rire à l’idée de la création d’un état palestinien, puisque les Palestiniens, tout simplement, n’existent pas (non référencés dans la Bible, désolé, vous n’avez pas droit à un état !). Daniel Mermet leur a consacré une belle émission, à écouter d’urgence pour en savoir plus.
Voilà, les siècles passent, les religieux demeurent. Rien de ce qui est réellement grand dans la sottise n’est inaccessible au génie des croyants.


dimanche 15 février 2009

Double effet

Un cadeau, et votre journée s'illumine!
14 février: des fleurs pour la Saint-Valentin
15 février: une pipe pour la Saint-Claude.






samedi 14 février 2009

Ni français, ni étrangers: radioactifs !



Je recommande vivement cette enquête de France 3 sur la gestion des déchets nucléaires en France. Il s'agit d'un sujet qui ne suscite plus aucun débat public et, en dehors de quelques "opposants professionnels" qu'on présente trop souvent comme de simples emmerdeurs, dont personne ne connaît les tenants et aboutissants. On y découvrira donc quelques sites parfaitement décontaminés mais qui continuent d'affoler les compteurs Geiger, on y verra comment on enfouit les déchets nucléaires sous... d'autres déchets censés être moins nocifs, on se surprendra que les inspecteurs de la DRIR chargés de contrôler les activités de la Cogéma (devenue depuis Areva) soient des ingénieurs des mines nommés par le patron de la Cogéma!
Il est évident que cette enquête télévisée ne fait qu'aborder un sujet complexe (mais d'une façon déjà bien inquiétante) et qu'un coup d'oeil sur le site de la CRIIRAD permettra d'en savoir plus.

Après avoir vu et écouté ça, je propose d'enrichir la langue populaire d'une nouvelle expression: "menteur comme un cadre d'Areva", et je compte sur toi, lecteur persiffleur, pour la répandre dans l'environnement!

(je n'ai pas trouvé la première partie...)
deuxième partie
troisième partie
quatrième partie
cinquième partie
sixième partie

mardi 10 février 2009

La tête de nœud du mois©. Février 2009

En ce mois de février glacial, l’homme moderne se demande à juste titre comment s’habiller. Sortir sans que ses vêtements soient parfaitement choisis est hors de question. Ils doivent être adaptés à
1) sa personnalité
2) la mode
3) au temps qu’il fait
4) son budget
5) la morale publique

Les Etats-Unis ont longtemps joué le rôle de leader culturel (hégémonique pour la culture populaire) mondial : ils nous influençaient par leur génie créatif mais réussissaient aussi à nous refiler leurs plus immondes merdouilles. Quand je repense à l’époque des yéyés (que je n’ai heureusement pas vécue directement), mon cœur et mon anus se rétractent dans un mouvement invincible et craintif.
Cette époque hégémonique est révolue. Chic ! diront les plus naïfs optimistes. Je n’en suis pas et je sais, lecteur averti, que tu n’en fais pas partie non plus.
Le Japon est en effet devenu un acteur culturel de toute première importance, d’abord grâce aux mangas, puis au cinéma. Il n’est pas encore capable de damer le pion aux Ricains dans ce dernier domaine, mais connaissant les Nippons (en fait, non, je connais que ce que Robert Patrick et Clarence en disent), on peut penser qu’ils sauront utiliser à fond leur marge de manœuvre. Il est à prévoir que les petits Français suivront bientôt systématiquement des « modes culturelles » importées du Japon. Dans cette optique, tout ce qui vient de là-bas devrait être minutieusement observé, surtout les pires âneries. Le Japonais en ce domaine, est capable de l’excellence.

lundi 9 février 2009

Aux armes! Aux crampons!



Jean-Claude Guibal, député UMP des Alpes Maritimes, dépose une proposition de loi susceptible de sortir la France des malheurs qui s’acharnent sur elle, du désespoir et de la régression culturelle où elle patauge lamentablement sous l’œil effaré du cosmos. Désormais, si cette loi est adoptée, les sportifs sélectionnés pour jouer en équipe nationale devront chanter la Marseillaise. Obligatoire !
Au début, j’ai cru qu’il s’agissait de chanter la Marseillaise pour pouvoir être sélectionné en équipe nationale. Je pensais qu’il s’agissait d’une épreuve, d’un test, comme ceux qu’on te fait passer quand tu postules un emploi chez Mac Donald’s (savoir reconnaître une tranche de pain d’une tranche de fromage). Je me suis même dit que ça allait devenir facile de jouer au plus haut niveau : quelques couplets à apprendre, le refrain étant quand même très connu. Puis j’ai compris qu’il s’agissait d’autre chose, de bien plus sérieux (car l’heure est grave, comme l’époque).
L’adjudant Guibal exige qu’on chante la Marseillaise en plus de tout le reste ! Il faut être un grand sportif, se casser le tronc pour être le meilleur et, quand on y est, se farcir le par cœur patriote en plus ! Dans son texte initial, il avait même demandé que l’élite sportive soit désormais astreinte à chanter l’hymne, à plier son lit au carré, à faire quarante pompes au débotté et à démonter/remonter un Famas en moins de trois minutes. Puis, selon ses proches, son épouse est parvenue à le raisonner. Son état est stationnaire.
En ces temps d’oisiveté guerrière, il est bien naturel de demander un effort à ceux qui sont payés le plus cher pour en faire : les sportifs. Nous ne plantons plus nos trois couleurs sur des terres lointaines et mal défendues, mais il nous reste les terrains de sport, bordel ! Médusons donc un peu ces salopards d’adversaires avec quelques couplets bien sentis, quelques promesses de grabuge ! Ha ils ont voulu faire la compète contre la France… Ha ils se sont piquouzés en cadence… Ha ils veulent de l’affrontement viril… PAF ! Balançons-leur de l’amour sacré de la patri-i-e… en pleine poire ! qu’ils en tâtent du héros, qu’ils mordent un peu le sens du sacrifice ! qu’ils apprennent qu’un Français ne sort jamais sans son flingue ! Aux armes, les filles ! Sus aux shorts à rayures ! Balayons la vermine d’outre-filet ! Portons le fer jusque dans les buts adverses !
Le vrai problème de la Marseillaise, c’est probablement qu’elle n’est plus chantée QUE par des sportifs, d’où l’invincible pulsion qui porte les plus faibles à la siffler. Avec ses gros mollets, ses dodelinements, ses manières de bouc, ses cheveux mal coupés, ses chaînes en or, ses tatouages mignons et ses piercings au dessus de l’œil, le sportif est-il susceptible d’inspirer le respect ? Surtout le sportif français (contrairement au sportif étranger, sympathique colosse, le sportif français (tout comme le chanteur français, d’ailleurs) souffre de pouvoir être compris dès qu’il prononce une parole. D’où un prestige amoindri) ! Foutons un régiment de légionnaires sur une place publique et ordonnons qu’il entonne le Chant Sacré : on comptera les siffleurs…
Non, comme souvent dès qu’il s’agit de la Marseillaise, on prend le problème à l’envers : il devrait être interdit de jouer la Marseillaise dans une enceinte sportive (sauf les jours de bombardement, évidemment). Mesure de sauvegarde ! Faire en sorte que JAMAIS ce chant de guerre ne soit chanté par un gosier sportif ! Le prestige national aurait-il à gagner quelque chose à ce qu’une nageuse sur le dos annonce « Tremblez, tyrans et vous perfides, l'opprobre de tous les partis », ou qu’un joueur de ping-pong balance un « Quoi ! ces phalanges mercenaires terrasseraient nos fiers guerriers ! » à la face du monde ? Est-il souhaitable qu’un divertissement aussi risible qu’un match de tennis soit annoncé par un aussi beau chant guerrier (car le chant est beau, bien que ses paroles soient un peu mièvres à mon goût, un peu trop douces) ?
Allons, adjudant Guibal, un peu de bon sens… Quand on a l'audace de faire jouer Othello par Louis de Funès, il ne faut pas demander au public de garder son sérieux.