jeudi 19 février 2009

Star traque (1 / 7)


« Fly me to the moon
Let me play among the stars”.
Frank Sinatra.


Günter Walberg n’est pas le premier homme à s’être posé des questions à propos des stars d’Hollywood. Il n’est ni le premier, ni le seul. Je me souviens par exemple d’Arthur Floagan, le journaliste du New York Chronicle, qui avait soulevé un tollé assez retentissant aux alentours de 2011, 2012 il me semble, avec son tableau synthétique donnant l’âge des grosses vedettes, dames comprises. Il posait deux problèmes, celui du barrage que faisaient alors ces stars sur la carrière des petits nouveaux et celui de la pratique encore secrète du contrat-bail liant un acteur ou une actrice pendant des décennies à sa maison de production. On avait appris que Charlton Heston, entre autres, était en contrat depuis plus de soixante cinq ans avec Universal, et que toutes ses apparitions publiques, absolument toutes, avaient fait l’objet de négociations, de préparation et, bien-sûr, de rémunération. Pour ses apparitions dans des films il ne faisait que son boulot, mais quand il signa un chèque de 200 000 dollars par solidarité avec les familles réfugiées après les inondations de Philadelphie, quand il intervint à la télé pour appeler à voter républicain aux élections de 2008, quand il était interviewé à la sortie d’un congrès ou d’une remise de médailles, quand il reçut le Gramy Award pour son rôle dans Tarzan, en 2009, quand il défila en tête du cortège funèbre à la mort de Brad Pitt (sans oublier son laïus devenu célèbre depuis, au cimetière de Carmel), chacune de ses interventions fut soumise à contrat et il fut tout le temps payé. Sam Mc Cormick, l’agent d’Heston, expliqua sur CNN que ces dispositions contractuelles n’étaient que l’adaptation hollywoodienne de ce qui se pratiquait depuis longtemps dans le sport et qu’Heston, comme beaucoup d’autres acteurs « âgés », trouvait son compte dans ce système. L’aspect le plus délicat de l’affaire, celui qui entretint la suspicion le plus longtemps, ce fut bien-sûr le côté caché de la chose, le fait que personne avant Floagan n’avait osé parler de ça publiquement. Les « journalistes » habitués des studios, les potes des stars étaient devenus de véritables profiteurs, uniquement capables de jouer les faire-valoir des vedettes dont ils partageaient trop la vie, et il avait fallu qu’un journaliste non spécialiste de l’entertainment fasse le boulot. Après quelques polémiques, chacun décida qu’on se foutait pas mal du sort de ces pantins.
Tout le monde se souvient de Kheops, le blockbuster de Spielberg qui fit littéralement renaître Elisabeth Taylor au cinéma. Qui n’a pas vu ce film ? Quel dégoûtant personnage aurait le culot d’affirmer qu’il n’a pas pleuré à la mort de Psatah, le jeune prince joué par Léonardo di Caprio ? En plus d’avoir été un très grand spectacle, un très grand film et un non moins grand succès, Kheops est le film qui a tout déclenché pour Günter Walberg. C’est en voyant la Taylor apparaître dans la première scène qu’il comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal. Au début, en fait, comme dans les anciens épisodes de Colombo, il n’eut qu’une intuition, une idée farfelue que les images du film lui inspirèrent. Comme d’habitude car c’est un graphomane, il nota son idée sur son éternel carnet mou, convaincu qu’il tenait le sujet d’une nouvelle plaisante, ou d’une scène supplémentaire dans la pièce de théâtre qu’il n’arrivait pas à conclure depuis cinq ans. Il rangea tout ceci dans un coin de sa tête et oublia donc complètement le sujet.


Ce n’est que trois mois plus tard qu’il transforma son idée en interrogation, puis en hypothèse. Liz Taylor passait à Berlin pour recevoir la médaille de citoyenne d’honneur de la ville et Walberg eut l’occasion d’assister à la conférence de presse qu’elle y donna. Wolfgang Hermann, son rédac chef, fut assez surpris de son intérêt pour cet événement mondain, lui si loin des paillettes, mais ne fit pas trop de questions. « Je l’ai vue au festival de Cannes, en simple spectateur, il y a plus de quarante ans, alors j’aimerais bien la revoir, c’est tout », reçut-il pour explication.
Il est bien évident qu’on ne fait pas une carrière pendant soixante-dix ans sans y laisser des plumes. Dans le cinéma comme dans la chanson, il y a deux façons bien différentes d’arriver à la notoriété absolue, voire à « l’immortalité » : mourir jeune ou durer plus que tout. Quand la génération de vos premiers fans est complètement ratatinée, l’humanité se compose de gens qui vous ont toujours connu : vous devenez le grand-père ou la grand-mère du monde. Vous étiez là avant, vous avez connu les gloires disparues, vous avez tapé sur le ventre de Chaplin ou tiré un coup avec Mae West, vous êtes donc une sorte de conservatoire vivant d’un âge d’or qui rapporte encore sans menacer personne. Les jeunes loups n’ont rien à craindre de la comparaison puisqu’il ne peut pas y avoir de comparaison entre ces vieux films chouettes (et si kitsch, hein ?) et ce putain de cinéma actuel au réalisme si puissant. Aujourd’hui, quand on s’embrasse dans une scène à la Bogart, des langues d’un mètre cinquante balayent l’écran du cinoche, des fois que certains douteraient encore de l’amour. En cas de distribution de pruneaux, on ne lésine pas sur l’hémoglobine, on sait faire vrai, on a appris ce que ces touchants cinéastes des années 1950 ne pouvaient pas savoir. Alors on peut bien faire plaisir aux très vieilles stars rescapées et leur dérouler le tapis rouge avant la fin : qu’est-ce qu’on risque ?
Günter Walberg avait du mal à y croire. Il avait sous les yeux l’image de Liz Taylor, une image troublante, une beauté qui devenait immorale si on oubliait un instant son caractère artificiel. Il avait bien vu, dans Kheops, que le visage de la Taylor n’en finissait pas de rajeunir, mais c’était devenu si courant qu’on ne s’étonnait plus de ça depuis longtemps. Avec l’éclairage, le maquillage, les effets spéciaux et la chirurgie esthétique, il aurait fallu être naturellement très laid pour ne séduire personne, et ceci quel que soit votre âge. Mais dans le hall bondé du Sheraton, à quelques mètres de la star, il était littéralement saisi par la beauté, oui, la beauté de Liz Taylor. Malgré les progrès considérables qu’ils ont fait faire à leur art mineur, les chirurgiens d’Hollywood n’ont pas encore réussi à rajeunir pour de vrai les tissus flapis des actrices du siècle dernier mais ils ont réussi un tour de force bien plus grand : faire accepter par tout le monde ces canons de « beauté » particuliers et nouveaux, ces visages stéréotypés, ces nez anormalement désexués, ces yeux sans valoches, ces lèvres gonflées comme des cerises, incapables de laisser sortir un son, et qui semblent posées sur la bouche pour faire seulement briller le rouge à lèvres. Avec le temps, le public mondial s’est habitué à ces faciès artificiels et ne demande plus d’où ils sortent. Le moins physionomiste des spectateurs reconnaît en une seconde qu’un acteur ou une actrice s’est fait charcuter le portrait mais qu’est-ce que ça peut foutre ? Tout le monde fait ça, maintenant ! De toutes façons, une fois que votre visage est connu par des milliards de gens, vous n’avez plus qu’à maintenir une ressemblance avec cette image, vous devez vous efforcer d’être le plus longtemps possible ce que vous avez été et chacun vous pardonnera naturellement de vieillir, même artificiellement. Dans le cas de Liz Taylor, le visage était redevenu tellement lisse que son image ancienne, universellement connue, revenait inconsciemment devant les yeux pour compléter ce que la chirurgie n’avait pas pu faire. Le premier choc passé, l’épate à peine tiède, on se demandait invariablement : quel âge a-t-elle, en fait ?
Walberg savait bien que ce miracle tenait à une multitude de fils, savamment disposés sur la face de cette mamie pour lui recomposer une apparence jeune, mais pour le reste, pour la souplesse de la voix, l’aisance des mouvements, la (relative) vivacité d’esprit, il était stupéfait. Il avait beau tourner la chose dans tous les sens, il avait devant lui le spectacle d’une nonagénaire qu’il se serait volontiers tapée.

A suivre...