jeudi 16 avril 2009

Tavernier dans la brume totale


Mercredi matin, Bertrand Tavernier parlait de son dernier film sur France Culture. Au volant de ma voiture, sur les routes désertes qui vous font traverser le massif du Pilat, je négociais virage après virage en jouant au chat et à la souris avec le soleil rasant, et j’écoutais le vieux cinéaste raconter une anecdote sur Clint Eastwood, livrer un trait de caractère de Tommy Lee Jones ou analyser une scène d’un film de Raoul Walsh que je n’ai pas vu. Je l’ai entendu parler du Cambodge, qu’il a appris à connaître à la faveur d’un tournage, des flics, de Lyon, « sa ville », dont son père lui disait qu’elle fut libérée en 1944 par des Noirs, des Noirs d’Afrique et d’Amérique, dont les descendants sont chassés comme gibier par Brice Hortefeux et Eric Besson, puis de son amour de l’Histoire... Je ne savais pas que le soir même, une trentaine de personnes verraient son nouveau film dans une salle du Méliès, à Saint-Etienne, et que je serais du nombre.
« Dans la brume électrique » est un film qui dure trois bonnes heures. Son originalité première est que, quand vous sortez de la projection et que vous consultez votre montre, deux heures seulement se sont écoulées. C’est une surprise que seul le cinéma français est encore capable de vous donner.
Qu’est-ce qu’un mauvais film ? A vrai dire, je n’en ai aucune idée. Je sais dire quand un film est une vraie merde, ou quand il est un chef d’œuvre, mais un mauvais film, c’est trop compliqué pour moi. Je sais juste qu’en général, c’est un film réalisé par quelqu’un qui se croit (à tort) plus intelligent que ses spectateurs, même s’il clame partout le contraire. Avec son énorme bagage culturel cinéphilique, Bertrand Tavernier est évidemment porté à ce genre de comportement. C’est la raison principale qui explique la grande quantité de mauvais films qu’il laissera derrière lui à sa mort.
Quand un mauvais film se déroule en Louisiane, quelle qu’en soit la trame, quel qu’en soit le sujet, on peut être sûr qu’un événement « inexpliqué » y surviendra à un moment ou à une autre. Inexpliqué ou surnaturel, étrange ou inquiétant, cet événement devra toujours répondre à un cahier des charges précis : celui qui régit les Clichés. Ce cahier des charges est si précis que peu de cinéastes ont pu y résister (même Eastwood s’y soumit, avec son « Minuit dans le jardin du bien et du mal », film justement oublié). Avec à ses marécages, la Louisiane offre un cliché splendide à ceux qui y voient encore une zone non définie, un entre-deux inusable et pratique pour y fourguer une dose variable de mystère, de vaudou, de loi du silence et de vieux Nègre qui sait, qui voit tout mais ne dit rien, ha, ha. Les spectateurs ont beau trouver la ficelle usée, les cinéastes intelligents perpétuent cette sympathique tradition sans broncher. Allez, on ne leur dit rien, ils s’amusent tellement…
Dans un mauvais film où apparaissent des revenants ou, pire, où le héros est peut-être en train de rêver qu’il cause avec un revenant (mais en fait c’est impossible, car tout occidental cultivé SAIT que les revenants n’existent pas), il y a toujours la Scène de la Photo (ou de l’Objet) : le héros se fait prendre en photo avec le revenant (ou lui emprunte un couteau de poche, une montre, un slip) et nous retrouveront en fin de film, alors que tout est rentré dans l’ordre, cette photo qui prouve que le revenant était réel (ou le couteau suisse, ou la montre, ou – mais c’est plus rare – le slobard) !! Une variante de ce désolant tour de bonneteau est restée tristement célèbre dans un film insignifiant ou Sharon Stone, naguère, montra sa chatte. Bertrand Tavernier, en fin connaisseur du cinéma américain, ne pouvait faire autrement que suivre : mission accomplie.
J’ai entendu Tavernier narrer une engueulade qu’il eut avec des producteurs de son film (je crois), qui soutenaient qu’il fallait simplifier une scène, car le risque était trop grand que les spectateurs ne la comprennent pas, ce qui ferait baisser mécaniquement le nombre d’entrées. En bon pourfendeur professionnel de salauds qu’il est (P.P.S), notre Bertrand leur balança « fuck the american audience ! » aux groins, prouvant qu’il sait être à la fois intrépide, visionnaire et poète. Les spectateurs ne sont pas des imbéciles, c’est Tavernier qui vous le dit, tas de tireurs de niveau vers le bas ! On se demande donc pourquoi il a autant simplifié son film… En effet, quand la brume électrique se lève un peu, on s’aperçoit que le personnage que joue Tommy Lee Jones démasque les méchants, et les punit. Qui sont-ils : ce sont des Blancs, ils sont riches, ils sont puissants, ils ont des perversions sexuelles, ils sont vieux, et on apprend de l’un d’eux qu’il a une petite bite (le maffieux Balboni, joué par John Goodman). Ha oui, j’oubliais de dire que ces méchants-là tuent des Noirs et des femmes. C’est simple, non ?

Une touche dissonante : la très bonne musique de Marco Beltrami.