mercredi 2 septembre 2009

Tintin à Fleury Mérogis


Il existe des gens pour qui le scandale est la seule voie menant au succès. Pour certains groupes de rock, ça consiste à dire qu’on adore le diable, qu’on dévore des enfants ou que la désobéissance aux parents, c’est cool. On a, bien sûr, les rappeurs, qui rivalisent de grossièretés en prenant des poses impressionnantes sous l’œil humide des bourgeoises. On a des photographes qui déclinent le personnage de Jésus à la sauce gay, trash, S.M. et autres, convaincus qu’en compissant un mort, on fera banquer les vivants (ça marche avec la Sainte Vierge aussi, mais moins avec Mahomet – que son souvenir enchante l’avenir). On a les inventeurs de jeux télévisés qui font fion de tout cul pour exploser leur part de marché et, innombrables, les chercheurs de buzz internet qui passeraient sous un train en roller pour pouvoir comptabiliser 200 000 visites par jour sur leur page YouTube. A l’avant-garde, il y a des danseurs qui se bourrent le cul d’ustensiles ou les nécrophages festifs. Tout pour que ça choque, et que ça banque. Il semble bien qu’en ces temps qui aspirent à la gloire, même la gloire passagère, courte, éphémère, hebdomadaire ! rien n’est assez dégueulasse pour se faire connaître. L’idéal en ce domaine, c’est d’arriver à être assez insupportable à certains bien-pensants pour qu’ils vous foutent un bon procès au cul, devant le globe haletant. Traîné ainsi devant les tribunaux de l’Histoire, vous n’aurez plus qu’à jouer la victime persécutée en inscrivant votre démarche dans celle, au choix, des suffragettes, de Victor Schoelcher, de Linda Lovelace ou de Jean Moulin, et de prospérer en martyr.
Et puis, il y a Tintin.
Selon moi, Hergé n’est pas l’immense artiste majeur qui écrase le XXème siècle de son impressionnante stature, mais ce n’est pas un guignol pour autant. Certains de ses albums sont excellents, d’autres le sont moins. Tous ont en commun une forme de simplicité dans le propos, un manichéisme parfaitement utile à l’édification des mômes, et qui ne me dérange pas. Selon la période à laquelle il a pondu tel ou tel livre, ce manichéisme insistait sur un aspect ou un autre de ce qu’Hergé voulait souligner, vanter, débiner, démontrer. L’essentiel étant que le Bien triomphe et que les méchants soient punis. Quoi qu’il en soit, cet auteur visait les enfants, il aimait le succès et réfléchissait à deux fois avant de signer un bon à tirer. Cet honnête bourgeois était suffisamment talentueux pour ne pas avoir besoin de faire scandale. Mieux : ses livres se vendaient grâce à leur qualité ! Pourtant, un quart de siècle après sa mort, il fait scandale. Il fait même de plus en plus scandale, en qualité de débutant scandalier toutefois, étant entendu qu’il n’a pas passé son existence dans un underground chargé de stupre et de transgressions ignobles. Non, si certains rêvent qu’on leur fasse les procès qui braqueront un temps les projecteurs sur leur tristes faciès, Hergé n’a eu qu’à casser sa pipe et laisser mijoter son affaire pour que des moules à gaufres lui cherchent des noises.
Un triste sir, Bienvenu Mbutu Mondondo, Congolais de son état, se croit investi de la mission épuratrice du siècle : faire interdire la vente de Tintin au Congo en France (grâce à l’appui avocatier de Maître Collard, ne riez pas). Oui, lecteur nostalgique, cet anodin ouvrage que tu lisais aux chiottes quand tu avais huit ans, et qui n’est qu’une succession démodée de gags poussifs et bon enfant, cet ouvrage empêche un bachi bouzouk de dormir. En sa qualité de congolais, le funeste se croit probablement fondé à rouspéter de ce qu’Hergé fait s’ébattre son héros dans un Congo peu reluisant : l’histoire a été écrite en 1930, si on la réécrivait aujourd’hui, il est évident que l’image du Congo serait plus conforme au brillant incomparable que ce pays a pris l’habitude de donner au reste hébété du monde. Mais le fond de l’affaire n’est pas là.
Tintin est né au temps des colonies, dans un pays colonialiste. Il est donc, assez logiquement colonialiste, du moins en ses débuts. Les clichés de ces temps-là abondent dans l’album, comme les clichés d’autres époques se retrouvent dans toute l’œuvre du grand homme. Qu’est-ce que ça peut foutre ? Astérix en sa grande période (du temps de Goscinny), qu’est-ce d’autre qu’une litanie de clichés habilement mis en scène pour notre plus grande joie ? Quand Astérix présente un Auvergnat traître et âpre au gain, faut-il en interdire la vente à Clermont Ferrand sous peine de choquer le cocardier local ? Faut-il retirer des rayons les numéros où les Allemands sont représentés en envahisseurs stupides sous prétexte qu’ils ne sont plus ni l’un, ni l’autre aujourd’hui ? Quand Rastapopoulos incarne l’homme véreux et sans scrupule, les Grecs viennent-ils nous faire chier avec ces enfantillages ? Car il ne faut pas oublier que Tintin n’est que ça : un univers simple pour les enfants. Les enfants du Congo, je ne les connais pas ; mais ici, les enfants savent très bien faire la part des choses entre ce qu’ils lisent dans une BD, ce qu’ils font dans un jeu vidéo, ce qu’ils voient à la télé et la réalité. Quand je lisais Tintin au Congo, ou en Amérique, rien qu’à voir les vieilles bagnoles et les trains à vapeur, je savais parfaitement qu’on me racontait de l’histoire ancienne, je ne prenais pas ça pour argent comptant. Pourquoi les enfants d’aujourd’hui, si informés, si puissamment éduqués par l’outil informatique et les bons sentiments citoyens seraient-ils incapables de faire ce que les gosses ont toujours su faire ?
L’ectoplasme à la graisse de cabestan africain prétend qu’il ne faudrait pas mettre ce livre sous les yeux des enfants, sous peine de les voir adopter comme un seul homme les préjugés qu’il contient. Pur délire ! Comme si on incitait les enfants à la haine d’autrui chez nous ! Comme si les enfants d’Europe étaient quotidiennement bombardés de slogans racistes ! Comme si l’école apprenait aux gosses que rien n’est plus utile qu’une bonne discrimination ! Comme si on pendait les Africains aux réverbères pour égayer nos samedis soirs ! Tonnerre de Brest ! On avait les antinazis soixante ans après le nazisme, voilà qu’on nous bricole un anti colonialisme cinquante ans après le colonialisme. Pourquoi pas un plaidoyer pour l’abrogation de la peine de mort vingt-cinq ans après Badinter ? Pourquoi pas ressortir les chansons réclamant le retour de l’Alsace-Lorraine dans le giron français ? Que croit ce tartignole, qu’on prend les noirs pour des andouilles incapables de se gouverner seuls ? Il croit qu’on milite ici pour le retour de l’esclavagisme, ou quoi ? Ils nous prend pour quoi, au juste, des sauvages ?...


Si Nietzsche proposait l’inversion de toutes les valeurs, il serait bien étonné de voir ce qu’on fait aujourd’hui de son programme. Ah, on les renverse, les valeurs, et on fait ce qu’on veut avec ! Le Figaro nous apprend que « Pour l'avocat belge, l'argument «historique» ne tient pas : «Au moment où cet album a été rédigé, il n'y avait pas de disposition légale incriminant le racisme. En 2009, oui. Nous ne faisons pas de l'histoire mais du droit.» Ce flibustier inverse tout en toute impudeur ! Le principe fondamental du droit est la non rétroactivité. Même au Congo, on est obligé de convenir qu’une loi ne peut pas s’appliquer pour des actions commises au temps où elle n’existait pas encore ! Si la loi n’existe pas, il n’y a pas d’infraction, c’est simple. Qu’on puisse laisser dire une telle énormité à un avocat indique bien à quel niveau d’hébétude nous sommes tombés.
Philippe Murray parlait des tartufes qui veulent « inculper le passé ». La perversion n’est donc pas tout à fait nouvelle. On peut même se rappeler qu’on martelait les sculptures représentant un pharaon et ses ministres quand son successeur voulait effacer jusqu’à la trace de son existence. Taper sur le passé, c’est toujours taper sur un truc qui ne peut plus se défendre, ça définit bien le bonhomme. Le passé ne convient pas à Bienvenu, alors il fait une réclamation, comme dans un grand magasin, comme à Disneyland ! Il voudrait qu’on oublie ce passé-là, qu’il disparaisse sous ses coups (en prenant un peu de fric au passage ?) comme ont disparu les figures des rois renversés de jadis. Mais moi j’y tiens à mon passé, monsieur, j’y tiens ! Je ne veux pas qu’on me le censure sous prétexte qu’il te fait mal au derche, hé, Don Quichochotte ! Même laid, même obscur, même repoussant, c’est mon passé, on n’y changera rien, et je tiens à ce qu’il reste en état (j’allais écrire en état de marche : on se damnerait pour un bon mot). J’y tiens à ma Saint-Barthélemy, à mon Inquisition, à mes invasions barbares ! Je reconnais tout (ça y est : je parle comme un coupable !) : les magnifiques croisades, l’admirable guerre de cent ans, l’épatant Mers El Kébir, les succulentes guerres de religion, tout ! Les exécutions publiques, les têtes qu’on décolle à la hache… Et les épidémies, laissez-moi mes épidémies, que serait mon passé sans elles ? Vive la peste et le choléra, et mort aux frileux ! Le passé est une longue suite de souffrances, d’infamies, de coups tordus et pourtant je l’aime, parce que c’est le seul que j’aie. Le passé a été tellement dégueulasse, violent et sans pitié qu’il a accouché de notre époque, c’est dire ! Mais il faut faire avec. Les révisionnistes pour qui la France de 2009 doit s’excuser d’avoir laissé Napoléon botter les culs princiers d’Europe (dans le sang : hou !) ou restaurer le code Noir, rénovent à la fois le concept de perversion et les règles du burlesque. La France de 2009 n’a à s’excuser de rien du tout, sinon d’être devenue une bonne pomme qui laisse des Bienvenu faire joujou avec son passé. La France a été colonialiste, elle ne l’est plus. Elle a été belliqueuse, elle ne l’est plus, et c’est marre. La France vous emmerde.
Le Bienvenu ne l’est pas, pas plus que les censeurs en tous genres, ceux qui ont remplacé la clope de Lucky Luke par une paille, ceux qui rêvent de faire débaptiser les rues Jules Ferry ou de changer les paroles de la Marseillaise parce qu’ils n’ont pas le courage de les écouter en face. Bordel, c’est comme si un syndicaliste voulait qu’on démolisse les murs d’un édifice médiéval parce que sa construction n’a pas respecté les temps de pause, les salaires minima ni les trente-cinq heures ! Offense aux ouvriers ! Le monde change, tout se modifie, certains « progrès » sont même parfois accomplis, mais il reste des cons pour qui l’on doit aussi éradiquer le passé. Comme l’Histoire ne les a pas attendu pour changer, ils se vengent en changeant l’Histoire. Mais voilà, le passé a eu lieu, c’est même à ça qu’on le reconnaît.