dimanche 11 octobre 2009

L'ultime spectacle de Zangô Tralpak - 4/8


STUPEFACTION !! C’est du jamais vu... Un traumatisme dont on ne se relèvera pas. Il avait prévenu... la révolution... c’est pire! C’est une monstruosité, une monstruosité!
Le deuxième volet vient de se terminer avec le deuxième soir. Tout le monde maintenant a compris. Tralpak est devenu fou, et fous aussi ses acteurs, ses admirateurs, ses exégètes, ses sujets! Le thème de sa pièce est désormais connu, il a fallu deux soirées pour ça, et tant d’autres choses : les personnages sont bien les derniers survivants de notre race, comme on le subodorait. Les hommes ont poussé à leurs extrémités la bêtise et l’attrait de la mort, au point qu’ils ne restent que sept. Mais Dieu leur dit que l’un d’entre eux serait sauvé et qu’il atteindrait à la vie éternelle. C’est le mythe de la chute du paradis terrestre à l’envers. Dieu ne chasse pas sa créature du Jardin par sévérité, il y recueille le dernier descendant après que tous ses parents sont morts, avec la compassion infinie dont il est seul capable. Ou peut-être Dieu élit-il l’un d’entre nous pour se convaincre que son expérience n’était pas vouée à l’échec, qu’il ne s’est pas trompé ! A travers cet humain sauvé, veut-il garder un souvenir de sa plus grande foirade ?
Les hommes ainsi fixés sur leur sort deviendront-ils enfin sages ? Les derniers spécimens d’une espèce élue vont-ils enfin se conduire dignement, effacer la noirceur et la bassesse de leurs sentiments ? Non : affligés, on comprend qu’arrivés au seuil de la révélation finale, ils ne s’y résolvent pas. Ils continuent ce qu’ils ont trop appris à faire : se battre. Hier, l’étranger a abattu le chef du clan, pensant qu’un chef avait plus de chance d’être l’Elu que les simples hommes. Ce meurtre, plutôt la représentation qui en était donnée, avait déjà marqué les esprits et douloureusement impressionné son monde. Mais qui aurait pu soupçonner qu’il s’agissait vraiment d’un meurtre ? Car aujourd’hui tout le monde sait l’incroyable vérité : l’acteur qui « jouait » le chef du clan est vraiment mort ! Il a été tué en public, d’un coup de feu que chacun a entendu, en scène. L’hémoglobine n’était pas factice.
Le deuxième volet de la pièce a confirmé le ton paroxysmique des scènes, le lyrisme morbide et la volonté de toucher juste de l’auteur. Le public a compris l’incompréhensible à l’extrême fin de la représentation, quand l’étranger, devenu chef, réalise sa méprise : puisqu’il a pu tuer le chef du clan, c’est que la fonction de chef ne préserve pas de la mort. Etre le premier ne lui donnera pas l’éternité, en tous cas pas forcément. Pendant les premières scènes il reste convaincu d’avoir déchiffré le message divin, il fait comme s’il était déjà au Paradis, puis l’incertitude s’installe en lui. Sans être sûr de son erreur, il ne peut supporter le poids du doute, ce couperet hésitant. L’idée qu’il puisse y avoir un immortel parmi le petit groupe d’abrutis qui compose son royaume le rend fou. Il pense un instant les tuer tous, mettant ainsi Dieu dans l’obligation de le choisir, lui: immortel par défaut. Mais il perd l’arme qui lui aurait permis de le faire. Il réussit toutefois à étrangler de ses mains l’adolescent anémié qui lui sert de page, dans une scène qui dure bien trois minutes. A ce moment bien sûr, les spectateurs ne peuvent pas savoir encore qu’il tue vraiment ce gosse, ils croient simplement assister à la plus réaliste scène de strangulation jamais imaginée. Mais l’étranger, comprenant qu’il ne pourra pas supprimer les autres, ceux qui déjà cognent à la porte de son ridicule bunker pour l’écharper, se pend sur le bord du plateau, face au public.
Il monte sur un tabouret, attache une corde sale à un crochet, se la passe au cou et se lance sans hésitation dans le vide. Les mouvements grotesques qu’il fait, les grimaces inouïes qui lui sortent du visage, les postillons dont il asperge le premier rang, le bleu de sa trogne bouffie et le renflement de son pantalon à l’entrejambe font tomber un silence de pyramide dans la salle. Il perd peu à peu de ses forces, après qu’il n’arrive plus à râler, il lance de petits coups de pied dans le vide et cramponne sa gorge ensanglantée. Avec la lenteur d’un jour qui meurt tombe le rideau sur la scène, mais derrière lui, laissant les spectateurs en tête-à-tête avec ce type en train de mourir. Un petit spot éclaire le suicidé par dessus. N’ayant plus aucune force pour se débattre, le corps de l’étranger pendouille dans un imperceptible mouvement pendulaire devant le rideau cramoisi dont les plis forment une herse rougie. Pas un seul des spectateurs ne peut détourner son regard. Pas un bruit, pas un mouchoir, l’hypnose.
Gisèle Tremblay-Ramirez, éducatrice spécialisée dans une maison de quartier et qui apprécie vraiment le théâtre, demande craintivement à son compagnon immobile : « Tu... tu crois qu’il est mort pour de vrai ? »
Puis c’est un hurlement explosif qui réveille le chef de la sécurité. Il entend claquer les portes à battants, des femmes dans l’hystérie, des bruits de corps qu’on foule, met sa casquette et se précipite vers l’entrée en avalant les escaliers quatre à quatre.

A suivre