mercredi 11 avril 2012

Civilisés anonymes.


C’est une mécanique très répandue : un ivrogne repenti se mue souvent en adversaire de l’alcool, mais aussi des alcooliques, des fêtards y allant du coude, et finalement des plaisirs eux-mêmes. Rien n’est plus opposé à la cigarette qu’un ancien fumeur, et personne ne poursuit avec autant de zèle les clopeurs passant à sa portée. Le même phénomène touche les grandes salopes qui, devenues vieilles, ont tendance à déconseiller les plaisirs de la bite, quand elles ne s’abîment pas complètement dans la carrière bigote. L’homme est ainsi : il a l’excès en lui. Lorsqu’il a dépassé une borne, il croit que dépasser la borne opposée le remettra sur le bon chemin, et annulera sa première erreur. Aveuglement symétrique, rédemption illusoire. Dans le dédale des façons de vivre, il court les chemins dangereux, les sentiers à précipices. Les petites balades en sous-bois lui sont inconnues, aussi profitables pourraient-elle être.

Le plus joli paradoxe, chez ces égarés, c’est la prétention à indiquer la voie juste. De s’être perdu, ils estiment avoir tiré un enseignement et regardent de haut ceux qui cheminent, peinards, depuis toujours, sur le bon chemin. Imitez-moi car j’ai beaucoup péché ! Suivez-moi car je me suis beaucoup perdu ! Ecoutez-moi car j’ai fait beaucoup d’erreurs !

Psychologiquement, c’est dans ce même travers que foncent aujourd’hui ceux qui non seulement refusent la moindre comparaison entre les civilisations, mais qui refusent même d’en débattre. Comme un ancien fumeur converti à l’ascèse, on se punit d’avoir trop joui : notre civilisation s’est tellement auto glorifiée par le passé, qu’elle évite aujourd’hui de revendiquer une place (si ce n’est la dernière). Elle a tellement abusé de sa supériorité morale et technique qu’elle rejette, pour ne pas s’y voir, l’idée même d’une hiérarchie morale (ça se défend) ou technique (c’est grotesque). Elle s’est tellement vue en guide du monde, en phare du Progrès, elle s’est tellement contemplée au sommet de sa puissance qu’aujourd’hui, dégrisée et revenue de tout, comme une vieille pocharde reniant sa place dans les orgies passées, elle n’ose même plus rappeler ses hauts faits. D’orgueilleuse, elle veut se faire passer pour modeste, mais pas n’importe quelle modeste : la plus modeste de toutes. Elle a le leadership dans le sang : toujours la première place, même dans la modestie !

Nous avons inventé les droits de l’homme, la démocratie ? Meu non ! Aboli l’esclavage, établi le suffrage universel ? Petits riens ! La physique quantique, l’aviation spatiale, la biologie, le cœur artificiel, le cinéma ? Foutaises ! La chirurgie de l’œil, l’informatique, l’athéisme, le piano-forte, l’ethnologie, l’énergie nucléaire, la retraite à 60 ans ? Détails, miettes ! Nous avons exploré et unifié le monde, conquis les fonds marins, décodé le génome humain, fait renaître l’Egypte antique, nous avons rallié Mars ? C’est si peu de choses, voyons ! Rien qui nous permette de revendiquer la moindre supériorité civilisationnelle sur les cueilleurs des Moluques, les pygmées, les Inuits, le mollah Omar et sa mobylette !


Etablir une hiérarchie est évidemment impossible dans un domaine aussi complet. Il ne s’agit pas de désigner le vainqueur d’un cent mètres en se fiant à une « photo finish ». Il reste néanmoins possible d’établir des comparaisons entre les modes d’organisation des sociétés, comme il est possible de constater qu’au moment où finit l’Empire romain, les techniques des sculpteurs sont en net déclin par rapport à ce qu’elles ont été cinq cents ans plus tôt. Il est possible d’affirmer que la civilisation moderne a porté l’art de bâtir plus loin et plus haut que toutes les civilisations qui nous ont précédé. Il est possible de dire que nous utilisons l’énergie de façon bien plus efficace que nos ancêtres et que tous les domaines des sciences que nous avons abordés ont livré des secrets ignorés jusqu’alors. Mais bien sûr, la comparaison s’arrête là : aussi admirable soit-il, il n’y a pas de progrès moral dans le viaduc de Millau, par exemple, pas plus que dans l’accélérateur de particules du Cern.

Au-delà du mécanisme psychologique qui empêche nos français contemporains de s’affirmer héritiers d’une civilisation sans ciller, il reste que cette polémique à la con révèle une névrose collective bien connue : la honte de soi. Que des civilisations soient ou non « meilleures que d’autres », la nôtre mérite qu’on s’y attache, qu’on cherche à l’améliorer encore, et qu’on la défende. Au lieu de ça, on affirme que tout se vaut, et par conséquent, que rien ne mérite qu’on se batte pour. Mais alors, où va-t-on aller chercher des arguments contre l’esclavage, contre l’excision des fillettes, la lapidation des garces et la pendaison des voleurs de poules ? Dans nos valeurs, dans notre civilisation. Où va-t-on trouver l’arme morale contre les régimes dictatoriaux ? Dans nos valeurs. Comment va-t-on justifier qu’il est injuste de traiter les gens selon leur race ou de les réduire à une caste avant même leur naissance ? En piochant dans nos valeurs, notre civilisation universaliste, et pas une autre. C’est comme ça, mais chut… il ne faut pas le dire.

Le fait amusant, qui échappe à ceux qui nient les hiérarchies, c’est que nier les hiérarchies, c’est aussi agir en occidental ! Penser que sa civilisation n’est pas « meilleure » que les autres, c’est un trait spécifique que les autres cultures ont largement ignoré. S’intéresser à autrui, s’efforcer de penser au-delà de l’ethnocentrisme, hé oui, il a fallu ces cons d’occidentaux pour y penser ! Mais passons.

Le diable, tout le monde le sert mais personne n’y croit, disait Baudelaire. On peut en dire autant de la civilisation occidentale, à l’heure où elle accomplit sa mondialisation, et où il est interdit de prétendre qu’elle a tout supplanté. Tout le monde s’en sert, mais personne n’y croit plus.