mercredi 30 janvier 2013

Les armes de la dérision





Tout le monde connaît cette blague des deux mecs qui marchent sur un trottoir et qui s'arrêtent devant un truc posé au sol.
- Dis-donc, Jean-Pierre, tu vois ce que je vois ?
- Oui, on dirait bien que c’en est.
- Attends un peu... voyons ça de plus près.
Les deux types se foutent à quatre pattes se mettent à sentir le truc.
- Oh, là là, pas d'erreur, c'est une odeur caractéristique!
- Ha, ça oui, question parfum, on est fixé!
- Tu crois que c'en est?
- ben ça me semble clair... en tous cas, je suis presque sûr.
- Attends un peu... je vérifie quelque chose
Le type plonge son doigt dedans et goûte le truc
- Ha, là, je suis en mesure de te confirmer la chose : c'est bien de la merde!

Oui, il arrive assez souvent qu’une chose soit là, posée devant nous comme un bibelot sur une étagère, mais un curieux phénomène nous empêche de la voir. Au sens propre, nous la voyons, sans doute, mais le cerveau nous transmet une autre image. Comme le gars qui chante sous la douche et qui prend le bruit de l’eau pour des applaudissements. C’est son désir d’être admiré qui le conduit à entendre le son de l’admiration : des applaudissements.

Nous sommes devenus tellement sophistiqués, ou tellement benêts, que nous n’arrivons plus à nous contenter de ce que nous voyons. La réalité est comme une ombre de la réalité.
Un rappeur vient chanter qu’il veut « niquer la France » : nous entendons un appel vibrant à l’amour patriotique.
Un ministre vient nous dire qu’il va baisser les retraites, et nous entendons qu’une solution est trouvée.
Un empaffé soutient qu’il faut ficher les enfants dès la naissance, et nous entendons qu’il se soucie de notre sécurité.
L’OMC du socialiste Pascal Lamy somme la France d’ouvrir tous ses marchés à la concurrence, écoles comprises, et nous continuons à croire que les gouvernements de gauche nous protègeront du libéralisme…

Aux États-Unis, le débat sur la vente des armes est relancé. Chacun a sa petite opinion, chacun son article constitutionnel sous le bras. L'enjeu est de taille, et il n'est pas uniquement financier. Plus étonnant, le Français aussi a son avis sur la chose, bien que pour un Français, la chance d'être consulté dans un référendum américain sur la vente des armes est égale au zéro absolu. Qu'importe, en France, on a le droit d'avoir un avis sur tout, y compris sur des conneries. D'ailleurs, moi-même, ici-même, j'ai un avis...

Dans cette histoire d’armes en vente libre, c’est un peu comme dans la blague sur la merde. Tout le monde peut aller dans un supermarché, observer de ses propres yeux les gens qui y déambulent. Tout le monde peut lire les journaux, creuser la question de l’insécurité, de la dégradation du sens civique, de l’inflation des violences civiles, tout le monde peut constater les effets du mimétisme en matière de comportements lamentables (l’homme est en effet plus enclin à imiter un héros tarantinien qui fait parler la poudre pour une place de stationnement, plutôt qu’à mettre ses pas dans ceux de l’abbé Pierre ou de Henry Dunant, c’est ainsi), tout le monde connaît la déliquescence du sentiment collectif dans les grandes métropoles, tout le monde peut se renseigner sur la violence ordinaire des cours d'école. Et pourtant, dans ce pandémonium où l’incrédulité le dispute au désarroi, certains estiment qu’il manque un élément : des armes en vente libre. Oui, dans le métro à 23 heures ou dans un stade de football le samedi, dans une zone sensible ou le 31 décembre sur les Champs-Élysées, à la sortie d’une boîte de nuit ou à celle d’un collège en Zep, ce qui ramènerait un peu d’harmonie, ce sont quelques armes de fort calibre.
Comment une telle évidence ne nous a-t-elle pas depuis longtemps rassemblés ?

Regardons ce petit film, et tâchons d’en voir tout le charme sociologique…








C.A.C.A. contre les méchants


Un con a dit un jour qu'un bon dessin vaut mieux qu'un long discours. Peu de temps après, il perdait la bataille de Watetloo, preuve qu'il était bien con.

En revanche, il est assez facile de prouver qu'une bonne parodie vaut un long documentaire. Il suffit de regarder ce classique, dont on ne se lasse pas...


LE CACA (nouvelle association anti racisme... par mozinor

lundi 28 janvier 2013

Les gens qu'on aime : Ernst Lubitsch


Ernst Lubitsch est né le 29 janvier 1892, une date pas plus mauvaise qu’une autre pour venir au monde. En revanche, il est mort le 30 novembre 1947, date pas terrible pour mourir, chacun en conviendra.


Ernst Lubitsch est un génie de la comédie, c'est-à-dire qu’il est un maître du dialogue et du rythme, ce qui fait beaucoup pour un seul homme. Ses dialogues mettent en avant la vanité de personnages puissants, la ringardise des petits, le malheur des faibles. Les maris sont cocus, les acteurs sont avides de gloire, les politiciens sont des filous, et plus les aristocrates sont guindés, plus ils attirent sur eux le désordre. Avec Lubitsch, on rit de tout le monde, et en toutes circonstances. A l’extrême fin du XXème siècle, on reprochera à Roberto Begnini de tourner en comédie la vie dans les camps de concentration (dans son navet intersidéral La vie est belle). Lubitsch tourna pourtant To be or not to be en 1942, en pleine incertitude sur la guerre. Dans cette farce énorme sur le nazisme et la résistance polonaise, il plaisanta sur les camps de concentration et les bombardements au moment même où des gens en souffraient. Autre époque, moins fragile des nerfs…
To be or not to be est un festival de bons mots, de scènes loufoques (comme cet acteur jouant la grande scène d’Hamlet, prenant un instant avant de dire sa tirade, et à qui le souffleur, croyant à un trou, dit « Être ou ne pas être… »), c’est une mine de portraits dérisoires sur fond de drame. Dans ce film, tout le monde est ridicule, résistants comme bourreaux, ce qui n’empêche ni les résistants de résister, ni les bourreaux d’être des monstres. Pour rendre le drame plus réel, il n’est donc pas nécessaire d’oublier que la vie bouffonne ; leçon oubliée qui permettrait aujourd'hui à nos réalisateurs français d’alléger leur catéchisme.

Chose curieuse quand on parle cinéma, il est assez courant de rencontrer de véritables cinéphiles qui n’ont presque aucune connaissance du cinéma d’avant-guerre. Ils peuvent être incollables sur Sam Peckinpah mais ne rien savoir de Jean Renoir, être calés sur le New Hollywood en ignorant tout de Lubitsch ou, plus fréquent encore, ils peuvent avoir une connaissance encyclopédique des séries B, des nanars sympathiques, mais n’avoir jamais rien vu de Murnau. Et puis on trouve aussi des gens trop jeunes pour avoir eu le temps de s’occuper de ces vieilleries. J’ai même rencontré des gens avouant avoir un problème avec les films en noir et blanc… Qu’importe ! Qu’ils se penchent un peu sur le grand Lubitsch, sur To be or not to be (Jeux dangereux, en français), sur La huitième femme de Barbe bleue, sur The shop around the corner ou sur La folle ingénue, ils auront du mal à ne pas succomber à la virtuosité de ce grand francophile, à son charme, à la légèreté de sa folie douce, à sa vision comique du monde et, pour le résumer en un mot, à sa loufoquerie.


mercredi 23 janvier 2013

Les gens qu'on aime : Humphrey Bogart


Si la sécurité sociale avait été un peu plus efficace, Humphrey Bogart fêterait aujourd'hui son cent quatorzième anniversaire. Il était né le 23 janvier 1899, ce qui semble une date pas plus mauvaise qu'une autre pour venir au monde.

Les acteurs de la grande époque ont été conçus comme des icônes. Ils n'avaient pas pour fonction d'être comme vouzémoi, ni de servir de modèle au premier péquin venu. En tant que stars, ils devaient illuminer le ciel et servir de points de repères inatteignables à nos sordides destinés. C'est d'ailleurs devenu leur faiblesse : le star système démoli, ils nous apparaissent aujourd'hui comme de curieux anachronismes, avec leurs poses, leurs sourires permanents, leurs coiffures impecc. Marilyn Monroe en est la quintessence, d’où la valeur incroyable des rares photos où elle semble « normale ». Art de l’artifice, le cinéma pouvait bien logiquement créer des idoles artificielles. Il s’agissait de faire rêver après tout, ambition plutôt noble, et si reposante, avant nos acteurs engagés, militant 24 fois par seconde…

Bien qu’il ait été une star, Humphrey Bogart a su garder (au moins pour moi) une certaine proximité avec les êtres humains normaux. C’était sans doute plus facile à faire pour lui, en tant qu’homme, que pour ses copines de panthéon. Les stars féminines avaient pour unique mission de porter le statut d’objet de convoitise, traditionnellement dévolu à ces dames, à un point d’incandescence permanent. Quand on s’appelle Greta Garbo, ou Ava Gardner, pas question de faire ses courses chez Auchan ni de repasser son linge soi-même !


Bogart, lui, cultivait ce curieux équilibre d’élégance et de nonchalance, une sorte de clint-eastwoodisme avant la lettre, old school. Il savait même être « négligé », dans une époque où l’on quittait à peine sa cravate pour prendre son bain. Charme de la virilité sûre d’elle-même. Qu’est-ce qu’un acteur, après tout, à part un corps qui bouge ? Nous aimons un acteur à travers les années parce qu’il a joué dans de grands films, ou parce qu’il incarne parfaitement une époque. Bogart cumule les deux. Il est l’acteur emblématique d’un genre qui a atteint d’emblée sa perfection : le film noir. Ça suffit pour faire une gloire, non ?

Dans ce petit extrait de The big sleep (Le grand sommeil- Howard Hawks 1946), goûtons le piquant des dialogues entre Bogart et celle qu'il avait épousée un an auparavant, Lauren Bacall, toujours vivante aujourd'hui.

Si ça se trouve, comme nous en ce 23 janvier, elle pense à lui.


mardi 15 janvier 2013

Les gens qu'on aime : Donald Fagen

Non, nous ne sommes pas des amis parfaits. Par négligence, il nous arrive de perdre le contact avec les meilleurs des compagnons, parce que nous ne leur consacrons pas le temps nécessaire au bon moment, parce que nous faisons autre chose, parce que nous galopons au lieu de flâner ou parce que cela demande un petit effort, et que nous sommes faibles. Puis, quand le temps écoulé sans visite devient trop important, la honte nous empêche de reparaître en disant simplement bonjour. Nous cherchons alors des prétextes, nous nous maquillons, nous attendons le bon moment, qui ne vient pas. Nous échafaudons des plans pour pouvoir faire comme si de rien n’était. Peine perdue : nous cherchons la formule magique là où la plus grande simplicité serait requise. Et nous remettons au lendemain, puis au lendemain.

Souvent, à court d’idées géniales mais enfin décidés, nous choisissons l’occasion la plus « tarte » pour repointer notre museau : une fête, la saint-machin, un anniversaire. Au fond, est-ce que les anniversaires ne sont pas faits aussi pour ça, retrouver les gens qu’on aime ?...

Non, nous ne sommes pas des amis parfaits, mais qui nous le demande ? Nous choisirons donc ces prétextes grossiers, les anniversaires, pour parler ici de ceux qui nous sont chers ou simplement les évoquer. Faire connaître, rappeler, signaler leurs présences.

Ce 10 janvier 2013, commençons donc par célébrer les 65 ans de Donald Fagen, l’orfèvre discret du jazz-funk, le plus mal fagoté des princes de l’élégance.

Plutôt que d’en parler, écoutons-le. Un morceau emblématique, daté de 1982, résume à mon avis très bien l’art du bonhomme, Maxine. (Précisions d’emblée que le traitement de la batterie est le seul « défaut » de ce petit chef-d’œuvre, un détail qui rappelle le défaut majeur et général des années 80). Passons donc sur le son de la batterie pour nous régaler du meilleur, la mélodie, l’arrangement fascinant des chœurs, la grâce harmonique. Et en passant, le saxophone de Mickael Brecker…



Comme un chroniqueur américain l’a récemment remarqué, la différence entre les vieux rockers du genre des Stones et les dinosaures du calibre de Fagen, c’est que les premiers ont bâti leur gloire sur un public d’adolescents, avec des chansons qui s’adressaient à eux, avec leurs mots. Quand vous n’êtes plus adolescent vous-mêmes (pour peu que vous soyez anglophone), les love me, hold me, I wanna love you all night long, ça ne fonctionne plus. Ça paraît même d’une niaiserie confondante (sans parler du spectacle offert par des septuagénaires se dandinant dans des poses sexy…).
Donald Fagen, lui, n’a jamais écrit pour les adolescents américains. Et surtout, il ne s’est jamais contenté des 200 mots sur quoi on a bâti l’ensemble du rock. Sophistiqué, le mec ? Plutôt, oui. Le résultat, c’est qu’on peut écouter des chansons qui ont quarante ans d’âge sans céder à une condescendance navrée : ça tient le coup.

Maxine est justement une chanson d’amour qui met en scène des adolescents, ou de très jeunes adultes.

Some say that we're reckless
They say we're much too young
Tell us to stop before we've begun
We've got to hold out till graduation
Try to hang on Maxine

While the world is sleeping
We meet at Lincoln Mall
Talk about life the meaning of it all
Try to make sense of the suburban sprawl
Try to hang on Maxine

Mexico City is like another world
Nice this year they say
You'll be my senorita
In jeans and pearls
But first let's get off this highway

We'll move up to Manhattan
And fill the place with friends
Drive to the coast and drive right back again
One day we'll wake up, make love but 'til then
Try to hang on Maxine

Quand on parle d’une musique qui a accompagné notre jeunesse, on ne peut pas être objectif. Le cœur s’y met, et c’en est foutu de l’impartialité. Qu’importe ! Qu’elle soit « bonne », « grande » ou pas, c‘est aussi cette musique qui nous a fait, ça ne s’oublie pas. On l’aime comme on aime sa mère, presque. Elle nous soutient quand c’est nécessaire, nous berce, nous ravive, nous rassure. C’est une borne immatérielle à quoi on se repère, une chose qui ne change pas, quand tout se barre en brioche. Un air connu, c’est une langue familière qu’on comprend et qui ne se remplace jamais.


Alain Bashung disait qu’il ne pouvait pas entendre Be bop a Lula (version de 1956) sans pleurer. Tu comprends ça ? Passé un certain niveau d’intimité, la musique devient une forme particulière de l’amitié. On s’est trouvé, on ne se quitte plus. On profite des anniversaires pour se saluer. On y est fidèle parce que c’est ainsi, parce que c’était moi, parce que c’est elle.

Un connard a écrit qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve : qu’il écoute Fagen.