lundi 25 mars 2013

Conspi nation




Comme le rhume, les hémorroïdes ou les échardes qui viennent se glisser sous un ongle, l’esprit de conspiration a probablement toujours existé. Quand nos ancêtres se balançaient encore dans les arbres, certains d’entre eux savaient déjà que ça ne durerait pas, et qu’un groupe de dissimulateurs projetaient de s’installer au sol, ambition lourde de menaces. Evidemment, personne ne les crut, et l’on connaît la suite. Les descendants de ces singes-méfiants-à-qui-on-ne-la-fait-pas ont longtemps végété dans des caves, d’où ils tutoyaient quand même la lumière grâce à la perspicacité de leur esprit non-conforme.
Ces temps obscurs ne sont plus, et leur génie peut s’exprimer sans limite : nous avons désormais Internet !

Il est inutile de se perdre dans l’univers infini des Conspi pour en comprendre le fonctionnement : il tient en trois règles absolues
1) A part moi, tout le monde ment
2) La vérité se cache
3) Rien n’arrête un Conspi


Depuis que des avions piratés se sont écrasés sur les tours jumelles du World Trade Center (version officielle), les Conspi sont sur le devant de l’arrière-scène. Ils ont pignon sur rue dans les impasses, on les cherche, on les écoute, on les consulte, on met les projecteurs sur leurs sombres secrets. Le statut d’inconnus renforçait à leurs yeux la certitude d’être d’authentiques leveurs de lièvres, car il est bien établi qu’à l’inverse des vérités du même nom, celui « qui sait » sera toujours rejeté par la masse et pourchassé par le Pouvoir. L’ombre était non seulement son refuge, mais aussi son poste de vigie, et son titre de gloire. Le conspirationnisme est donc passé de l’âge bête à l’âge d’or, puisqu’il peut désormais entrer dans chaque foyer sur un simple clic, selon une expression naguère utilisée par le Général.
Jamais des chercheurs bâillonnés n’ont eu autant de monde suspendu à leurs lèvres.

La pérennité universelle des religions nous enseigne que pour durer, une théorie, une vision du monde, une explication du cosmos n’a ni besoin d’être crédible, ni prouvée, ni cohérente : il faut qu’elle soit mystérieuse. Là se trouve le secret de son succès auprès des foules, et celui de sa survie. C’est en ce sens que les Conspi peuvent être dorénavant considérés comme les prêtres nouveaux de la modernité : ils en ont les recettes, l’énergie et la candeur.

Ce qui étonne le plus chez ces curés-là, c’est que l’axe théorique autour duquel s’échafaudent leurs théories est aussi celui qu’ils se foutent dans l’œil en permanence : à l’inverse des religions anciennes, ils prétendent ériger le doute en principe, mais eux-mêmes ne doutent jamais de leurs propres conclusions, aussi peu vraisemblables soient-elles. Leurs conclusions convergent d’ailleurs vers un invariant : quelques manipulateurs (riches, puissants, Juifs, Américains, Francs-maçons, Catholiques dévoyés, résumons : occidentaux) enfument le monde depuis Cro-Magnon. Ils sont des as de la dissimulation systématique et permanente, capables de rester cachés des historiens et de la justice pendant des siècles, voire des millénaires. Et moi, moi tout seul, devant mon écran d’ordinateur et ma boîte de barres énergétiques, je fais éclater la vérité !
Si, par exemple, une « étude » conspi mettait en lumière que la première guerre mondiale aurait en fait été déclenchée par deux épiciers strasbourgeois se disputant le marché du lait en boîte, il faudrait au moins que son auteur soumette sa méthode au même crible critique que l’histoire dite officielle, façon de vérifier qu’il n’a pas merdé à une étape de l’étude… Mais non, plus l’histoire « révélée » est tordue, moins elle est vraisemblable, plus le Conspi se voit encouragé dans la voie de la dénonciation. Et plus le martyr auquel il aspire pointe à l’horizon sa promesse glaciale.


Dans la saga conspi, le plus surprenant est la permanence du manque de flair, l’absence surnaturelle de toute psychologie. Sachant qu’un secret partagé par plus de deux personnes est toujours un secret fichu, ces faux douteurs n’hésitent pourtant pas à imaginer qu’une machination impliquant l’Armée américaine, soixante chefs d’Etats, la sécurité routière, les douanes, la fine-fleur de la finance mondiale et mon beau-frère, puisse rester étanche, et éternellement. Les Conspi se foutent même absolument de cette objection de bon sens et n’y répondent jamais. A cet égard, ils sont assez comparables aux utopistes façon XIXème siècle : ils réalisent des montages intellectuels époustouflants, dépensent une énergie d’athlète pour tout savoir sur un événement ou un phénomène mais ne voient pas l’objection fondamentale que pourrait leur faire un enfant de sept ans : les hommes ne sont simplement pas faits ainsi. Sur le papier, on peut bien imaginer un phalanstère où la Raison règle tous les rapports humains. Mais dans la réalité, une simple rivalité amoureuse entre adolescents a plus de chances de se régler à coups de canif que de faire l’objet d’un débat serein et dépassionné entre les concurrents. Sur le papier, une machination réclamant un secret absolu est concevable, mais dans la réalité, quand le nombre de conjurés s’élève au dessus de deux, le secret est mal parti.

L’Histoire a donné à ces Conspi des occasions prestigieuses de s’exercer, et ils ne s’en sont pas privés. Quand on assassine un personnage important, quand on déclenche des guerres exotiques, quand on renverse des gouvernements, les Conspi ont l’impression de travailler pour l’Histoire. Mais ils savent aussi relier entre eux des faits divers, des anecdotes pour journaux racoleurs, d’infra-événements insignifiants, pourvu qu’un personnage déjà soupçonné de conspirer y ait un rôle. Car, c’est une constante remarquable, le protagoniste d’une « affaire », celui qui a eu le malheur de voir son nom mêlé à une conspiration, fût-elle la plus farfelue et la moins étayée, cet homme-là ne pourra plus rien faire sans qu’un grouillant bataillon de Conspi le traque, pour finalement découvrir que, cette fois-ci aussi, il s’agissait bien d’une conspiration (Berlusconi a été accusé d’avoir monté de toute pièce son agression publique de 2009, au cours de laquelle il fut légèrement blessé. L’image de sa tronche ensanglantée avait évidemment été décryptée comme une combine… à base de ketchup) !

Le Conspi est le degré le plus élevé dans une nouvelle faune citoyenne, où chacun est loin d’atteindre son niveau d’analyse.
Au sommet, donc, le Conspi, celui qui consacre des années de sa vie à dénoncer un complot, à en diffuser une analyse « alternative », à accuser les puissants dans le désert.
Ensuite viennent les Pro-conspi, ceux qui diffusent ces théories ou y font sans cesse référence, leur conférant ainsi une stature égale à toutes les autres. Souvent blogueur, le Pro-conspi est un douteur de seconde main, il emprunte à d’autres un doute « clé en main » et s’en sert comme le touriste emprunte un jet ski. Comme le con des plages, il s’amuse en croyant faire quelque chose d’utile.
Viennent enfin les Trouduc, c'est-à-dire le plus grand nombre. Les Trouduc sont ces innombrables clampins, trop feignants pour lire autre chose que les journaux gratuits, infoutus de construire la moindre argumentation solide sur les sujets qu’ils abordent pourtant sans vergogne, qui ont été cocus un si grand nombre de fois qu’ils sont devenus incapables de croire ce qu’on leur dit, mais sans savoir pourquoi. Ils ne croient à rien, sauf à l’infaillibilité de leur propre opinion. Le Trouduc entrevoit un bout minuscule de la complexité du monde et, se sentant écrasé, en conclut finement que c’est magouille et compagnie. N’ayant pas la capacité de concentration suffisante pour digérer une théorie souvent tordue, il se contente bien de ses conclusions. En revanche, aucune information parcellaire ne lui résiste, aucune rumeur ne lui est étrangère, aucun bruit de chiotte, si mince fût-il, n’échappe à ses oreilles d’âne. Si le Conspi ne vit que pour le complot, le Trouduc ne palpite que pour la magouille. Dans son esprit de joueur d’Euromillion, toute action humaine, surtout si elle concerne un « puissant », procède de cette ambition de VRP : faire de la thune. Il ne va pas plus loin et se contente d’une explication du monde à sa portée. Etant lui-même infoutu de penser large ou d’agir pour une raison un peu élevée, il rabaisse toute l’Histoire humaine à sa triste mesure.
Comme le Conspi, le Trouduc est un excellent marqueur du niveau moral d’une société.

Si le conspi s’attache aux détails, c’est peut-être qu’il est incapable d’apercevoir autre chose : il doute à son niveau. Il rassemble les miettes en ambitionnant d’en faire des pièces montées. Souvenons-nous de l’affaire Dominique Baudis, par exemple. Cet homme, notable important, fils de notable important, n’ayant pas l’habitude d’être suspecté de meurtre, eut le malheur de répondre en direct à des questions gravissimes en donnant l’impression de ne pas les prendre à la légère. Pas cool... Suspect. Pire que ça, de fins limiers firent remarquer que le bougre transpirait à grosses gouttes au moment où il certifiait que non, décidément, il n’avait pas ordonné de kidnapper des femmes, qu’il n’était pas un proxénète, par plus qu’un meurtrier. Il transpirait… bizarre, non ? Des journalistes relayèrent d’ailleurs le scoop sans plus de scrupule : un homme soumis à un interrogatoire télévisé doit garder son calme sous peine de renforcer les doutes. Et-ne-ja-mais-trans-pi-rer !
Ainsi, quand notre DSK national s’est retrouvé menotté à New York, on a entendu qu’il ne fallait pas se faire de bile pour lui, puisque, quelques années plus tôt, il s’était tiré sans encombre de l’affaire de la MNEF (sous-entendu : c’est un étouffeur de première).


L’affaire du 11 septembre est un modèle remarquable d’un type d’aveuglement encore plus stupéfiant : l’aveuglement devant les faits. Exemple parmi cent autres, le coup de l’effondrement comparé des tours du WTC et de celles qu’on démolit volontairement par explosifs. Dans des films qu’ils voulaient édifiants, les Conspi collèrent côte à côte deux types d’effondrements, en soulignant au ralenti leur ressemblance. Or, si une tour qu’on démolit volontairement s’effondre toujours du bas vers le haut (les étages bas étant soufflés, le reste de l’immeuble s’effondre – intact – sur ses bases), les tours du WTC, elles, firent EXACTEMENT L’INVERSE (les étages hauts s’abattent pulvérisés sur la base – intacte jusqu’au dernier moment). Malgré ce fait indéniable, prouvé par les films qu’ils diffusent eux-mêmes, les Conspi et leurs suiveurs ne parviennent pas à sortir de l’hallucination collective qui les englue.

Le Conspi, c’est un peu comme le partisan du mariage pédé : tu as beau lui dire que ça ne s’est jamais fait sous aucun régime et à aucune époque, il te rétorque quand même qu’il ne comprend pas tes réticences !