dimanche 19 mai 2013

Un cul



Hommage à Robert Crumb

(suggestion de lecture : à haute voix)
La surprise de son cul explosa devant moi comme une titanesque bombe. Il y eut une musique, une bribe tanto allegro rappelant le Messie de Haendel, trois accords pleins et totalitaires, bouffant l’atmosphère de leurs oscillations lourdes, un vacarme tout en force alliant les plus terrestres basses, une cavalerie de triolets débridés et le bombardement sourd de percussions, toms synthétiques, grosses caisses de fanfare, éclats de cymbales et marimbas cinglants. Ce cul m’apparut comme la conclusion d’une symphonie dantesque et démodée, mais qui produit toujours le même effet qu’à sa Première : le scandale des émotions insoutenables. Dans une œuvre musicale, le final tonitruant est destiné à laisser l’auditeur décontenancé par le silence qui suit, à faire résonner en lui, dans une sorte d’inconscience groggy, l’énergie de l’œuvre terminée. L’auditeur ainsi assaisonné est invinciblement tiré vers les cimes d’un enthousiasme qui se manifeste même chez les plus timides. Mais là, que pouvait bien signifier ce fracas divin, et comment imaginer l’opéra qu’un tel éclat couronne ?



Ces trois accords époustouflants pénétrèrent en moi comme un train fou dans un tunnel paisible. L’ampleur sonore m’absorba aussi soudainement que le feraient cent mille litres de peinture blanche jetés sur une minuscule tâche de noir. Je suffoquai, cherchai mon souffle, les yeux sortant de la tête, le regard pris par une boulimie instantanée, déjà désespéré d’en perdre une miette (mais à ce niveau, on bâtirait des mausolées autour des miettes !). Je peux donc affirmer que la musique de ce cul m’atteint avant le souffle même, avant l’effet mécanique attendu de ce genre d’attentat. Bien plus tard, en racontant mon aventure autour de moi, on m’a opposé le fait qu’une apparition, aussi soudaine soit-elle, ne produit aucun bruit. Plus le temps passe, plus l’assurance des imbéciles progresse. Bien-sûr qu’il y a de la musique dans la vie ! A des moments d’intensité inhabituelle, les plus sensibles d’entre nous entendent de la musique, c’est bien connu. Croyez-vous par hasard que les cinéastes ont inventé un artifice, et que seul le cinéma fait entendre des violons quand une femme se décide à vous dire « je t’aime » ? N’avez-vous jamais entendu le petit air qui se déclenche quand vous regardez des photos de famille et qu’apparaît l’image de ce petit cousin, mort à huit ans, avec qui on passait des vacances superbes d’innocence et de liberté ?

Le souffle donc me manqua. Je ne respirais plus. J’avais la bouche ouverte, mais tous mes réflexes vitaux se concentraient dans un acte bien plus capital que respirer : je matais. Du plus profond de mon corps monta une vague de chaleur déferlante, ou bien est-ce réellement la chaleur déclenchée par l’apparition de ce cul, partout où il passe, qui me fit roussir – je ne sais. Mon cerveau ? Mon esprit ? Oh, tout ce que j’ai appris, tous mes efforts pour nourrir l’être pensant que je suis se résumaient soudain en une seule et unique formule stupide : « c’est pas vrai… c’est pas vrai ! »
J’avais devant les yeux le cul le plus formidable qui fut jamais contemplé, une masse de chaire ferme et souple, ondulante et puissante, large et serrée, un paquet d’énergie brute contenue dans les voiles d’une jupe ajustée par un génie, taillée par un Dieu, une entité à la géométrie nouvelle, parfaitement sphérique mais avec de telles nuances ! de tels changements ! des masses plus prononcées ici, des glissements subtils là, un méplat à couper la chique au plus blasé des pédérastes, THE méplat, la piste d’envol des reins, le contrefort des joies et des aventures alpestres, la courbe inouïe par laquelle se forme un cul, qui fait saillir les fesses dans le reste du monde, un élan de vie qui emmerde la pesanteur et ses lois pour flapis, le cul qui enchante le cosmos, qui fait s’élever les montagnes et se tordre les continents (car il est établi que la tectonique des plaques s'explique par l’espoir des terres du monde entier d’apercevoir ce qui appartenait à mon regard à ce moment là), la plus parfaite forme de vie de l’histoire de la Vie, ces deux sphères d’amour blotties l’une contre l’autre, qui produisaient en bougeant un mouvement qu’il me faudra renoncer à décrire mais qui est l’appel, la prière que lance la beauté à l’univers entier, un appel où il est dit qu’il faut se contenter de vivre en face de ce cul (si le cœur tient, évidemment), en attendant la fin du monde. Le galbe changeant de ce couple de fesses traduisait en lignes courbes le poids de l’ensemble, poids qu’on ne peut bien-sûr pas deviner mais qui imprimait sur le fin tissu de la jupe une pression aimable, juste, qui promettait des découvertes nouvelles, des surgissements frais, une explosion renouvelée quand elle se libérerait. 

Ce cul vivait.
Désormais, pour le reste de ma vie, son image ferait partie de moi, je me coucherais et me lèverais avec lui, et toutes mes nostalgies se rapporteraient à lui, le Cul des Mille et Une Nuits, qui ne finit jamais. Comme on est fasciné par une puissante houle qu'on observe d’une petite hauteur, je m’abîmais dans les torsions de ce Cul, dans les gonflements soudains produits par ses déplacements, et la brillance du tissu, augmentée chaque fois par le jeu de ces globes sauvages, faisait naître un soleil nouveau à chaque ondulation de la croupe. Me chauffant à la chaleur de cet astre, j’observais sans comprendre les transformations d’un monde encore lointain mais animé d’une vie éclatante : le Cul, mû par un instinct propre, prenait le contre-pied du mouvement de la taille, ondulant avec insouciance comme une fillette magnifique sur une balançoire, avec la légèreté d’une enfant et l’assurance d’une révolutionnaire de Delacroix, il tendait l’une de ses fesses quand la jambe se lançait en avant et ramassait en un paquet dur comme un marbre fin l’autre fesse, celle qui forme au-dessus de la jambe portante un chapiteau à faire pâlir les plus immodestes ciseaux.

Ce roulis annonçait un océan infini, sans limites connues.



Sa danse imprimait à l’horizon même un balancement lancinant dont le naturel s’imposait comme une loi universelle, et moi, frêle esquif, j’étais aspiré sans conscience vers le cœur battant de ce maelström surhumain. Autour de nous, plus rien. Seul face à la plus impressionnante manifestation d’un destin d’homme, je reconnus dans ce dieu culier l’élément qui m’avait toujours manqué pour sombrer à âme perdue dans le mysticisme total, celui qui ne doute plus, qui accepte tout, qui dit oui au plus improbable racontar, qui vénère trois cailloux lisses érigés en haut d’un mât, la force qui pousse le paralytique à franchir des montagnes sur le ventre, le mysticisme qui sait voir dans la nuit épaisse et peut bâtir une légende sur des siècles d’ignorance crasse. Je me convertis sur-le-champ, franchissant dans un même élan le Jourdain et le Rubicon. Dans mon esprit, à la vitesse de la pensée, se formaient des prières, des appels, des incantations nouvelles. La sainte histoire de cette apparition supérieure déroulait ses chapitres incroyables à mon scribe intime, très surpris d’avoir autant de matière après l’indigence où il était tenu depuis des lustres.
Pour moi seul désormais, le Cul des culs s’incarnait dans une sorte d’animal humain libre et fier, gai comme une fleur qui s’ouvre sans retenue, et s’offrait à mes yeux brillants de larmes. Son balancement avait le naturel simple des ramures qu’un doux vent anime, rien dans sa geste ne semblait forcé, affecté ni outré, bien que sa mesure en tout dépassât ce qui vit sous le ciel depuis le Déluge, au bas mot, et que parler d’outrance à son sujet ressemble fort à ce que l’art d’écrire à fait de plus contenu. Alternativement, chaque fesse bondissait (mais avec lenteur, comprenez-vous ?), se contractait comme un organe vital plein de sève, poussant dans une unité parfaite l’autre fesse sur le côté, triomphant un court instant, s’effaçant au profit de sa jumelle, reparaissant encore, et encore, régulière comme le pouls d’un astre immense. Ah ! qu’elle était libre cette croupe de feu, lourde et légère à la fois en son enveloppe de tissu jaune pâle, tendu et détendu avec perfection, rythme et souplesse. Et comme ce tissu cachait et montrait à la fois ce que l’esprit ne peut concevoir tout seul, et combien il participait à la feria en nimbant de presque rien ces muscles ronds, puissants, lourds, toniques, vifs, denses et tendres, ce Cul admirable entre tous les prodiges pour avoir réussi la synthèse de la force et de la douceur, de l’énergie et de la paix, du rythme vivant et de l’éternité.

L’alternance des frottements attirait le voile de la jupe dans la partie supérieure du sillon central, au dessus des fesses, et ça faisait comme un souffle, une respiration légère, une scansion hypnotique. Parfois, comme par jeu, les fesses pinçaient le tissu sur quelques centimètres, divisant l’univers en deux cellules parfaites se répondant, yin et yang bombés et ronds comme des gongs de Chine.

J’avalai ma salive.
Le Cul venait de cesser sa marche. Rejetées en arrière dans une position de repos, les fesses soudain irradiaient une élégante puissance jamais encore vue. Elles se dressaient face à moi, parfaitement immobiles, sans que l’élan de leur course ne réussisse à faire seulement frémir leur surface lisse, sans aucun pendouillement, altières comme des biches en pleine santé.


Equilibre
Symétrie
B e a u t é   t o t a l e
Plénitude.

(Il me semblait qu’un petit engin extra-terrestre allait d’un moment à l’autre se poser sur le haut de ce Cul, et qu’une nouvelle race d’êtres vivants en ferait un tremplin pour conquérir le monde sans coup férir. Qui pourrait s’opposer à cette force ?)
La largeur et la profondeur s’alliaient devant mes yeux comme dans la plus belle formule mathématique. Partant des hanches (pleines comme des mangues sur-gorgées de jus !), les extrados encadraient une masse qu’on devinait portée par des cuisses magnifiques, solides et saines, et l’ensemble comblait entièrement la forme idéale d’un plein cintre renaissance. Puis le mouvement reprenait l’œil pour le faire monter de nouveau vers la taille, une taille à la fois fine et sérieuse, cohérente avec le tout, une taille qui n’avait rien de celle d’une guêpe mais plutôt une rassurante colonne de muscle tendre, capable de résister aux assauts des tempêtes qu’elle déclenche, une taille comme le tronc immuable d’un arbre adolescent qui regarde avec confiance défiler les siècles jusqu’à la fin du monde !
C’était comme si la promesse du Paradis s’était incarnée de nouveau parmi les hommes.
Devais-je crier ?
Devais-je ameuter le peuple ?
Que faire ?
Cela peut paraître étrange mais j’eus le sentiment de ne pas devoir garder ce Cul pour moi (son envergure me dépassait tellement) mais plutôt qu’il me fallait le traduire par un Acte de portée universelle, éclatant de sincérité, un engagement irrémédiable qui ferait basculer l’humanité dans la jubilation.
Ah, ce Cul ! Que n’aurais-je donné pour pouvoir soupeser les fesses de mes deux mains tremblantes, alliant dans mon geste la curiosité du primitif, la concupiscence naturelle du mâle et la prière du fanatique ? … Que n’aurais-je inventé pour faire cesser la course du temps et continuer ainsi mon rêve jusqu’à la disparition du ciel ?… Il était là, dans l’immobilité des statues anciennes, plein du mystère des œuvres antiques qu’il a fallu quinze siècles pour approcher de nouveau, exprimant en une forme qui les contient toutes le génie de la race humaine, son avenir, son éternité. Et moi, qu’avais-je fait pour mériter cet honneur, et comment allais-je me montrer digne de ma tâche ? J’avais devant les yeux ce que les plus grands artistes, les penseurs, les défricheurs, les découvreurs du monde entier avaient cherché depuis toujours, ce pour quoi étaient morts tant d’acharnés, la forme parfaite, la synthèse magique des savoirs, tenant et aboutissant des questions fondamentales qu’on pose, souvent mal, sur tous les continents et qu’on croyait insolubles. Je découvrais sans l’avoir voulu l’incontestable et définitive beauté du monde, son destin enchanté, l’explication indiscutable de la joie.