mardi 22 juillet 2014

Le dernier mot


Il se fait que je ne possède pas de smartphone, et que, par conséquent, le monde des applications Internet m’est tout à fait étranger. Je navigue sur le Net à l’ancienne, en tapant mes recherches à la main (qui eût cru qu’on puisse si rapidement utiliser l’expression « à l’ancienne » dans un domaine aussi neuf ?). J’apprends qu’il existe une application pour envoyer (et recevoir) un mot. Un seul et unique mot. Et encore, quand je dis un mot, je m’avance : il s’agit de « YO », c'est-à-dire tout de même moins qu’un mot. Un truc qui se fait passer pour un mot. Un myo, à la rigueur, pas plus.

Moi, je croyais qu’on pouvait envoyer toutes sortes de mots avec un outil aussi bête que le SMS, mais j’ai dû rater un épisode. En tous cas, quand je veux envoyer un mot (ou plusieurs) à ma femme, comme par exemple « je n’en peux plus, je te quitte », j’utilise le SMS. Si je n’avais droit qu’à un seul mot dans la phrase précédente, je serais fort embêté : lequel choisir ? Quitte ? Je ? Peux ?


Si en 1978 on m’avait dit qu’un jour, le communisme ayant disparu, le monde dit libre forgerait des outils ne permettant plus que d’exprimer un seul mot, je ne l’aurais pas cru. A cette époque, par opposition avec l’Est, l’Occident était synonyme de liberté d’expression, et « liberté d’expression » suppose forcément l’utilisation de tous les mots qu’on veut, ou presque. Si Internet avait existé en ces temps lointains, on aurait peut-être vu le développement d’un web brejnévien autorisant la communication socialiste par mots uniques, des mots comme « U.R.S.S. », « parti », « travailleurs », « avenir », « vodka ». Malins comme étaient les Soviétiques, ils se seraient adaptés à ça les doigts dans le nez. Dire peu de choses en encore moins de mots : ç’aurait pu être un mot d’ordre prolétarien du tonnerre… Et nous, en France, avec la liberté de dire tous les mots qu’on veut, on se serait moqué d’eux comme on se moquait de leurs voitures, des vélos de quarante kilos et des Tupolev supervilains.


Trente-cinq ans plus tard, c’est notre tour. Nous avons la liberté de dire (presque) tous les mots qu’on souhaite, mais personne ne les écoute plus. Tout le monde parlant en même temps, plus personne n’a le temps d’entendre ce qui se dit par ailleurs. La cacophonie pourrait être riche d’enseignements, pourtant, mais ça demanderait que certains cessent de parler, et qu’ils écoutent. Pas le temps. Alors, peut-être par dépit, certains ne disent plus que Yo. Pourquoi faire de longues phrases, hein ? De toute façon, quitte à ne pas être écouté, autant n’avoir presque rien dit.

Yo finalement, ça fait l’affaire aussi bien qu’autre chose. On aurait pu dire Blute, ou Crapil, certes, mais pourquoi pas Yo ? C’est sympa, Yo, ça ressemble à un nom de petite berline connectée. Ça doit plaire aux dames. Et puis, ne déplorons pas sa radicale brièveté, elle aurait pu être pire encore : Y ! On a beau se moquer de Yo, à bien y regarder, il n’est pas si court que ça… Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il a du gras, mais enfin, il serait parfaitement possible de l’amputer de moitié. D’un strict point de vue d’efficacité, de rapport signe/signifié, le progrès serait incontestable. L’avenir nous le dira peut-être.

J’ai fait un essai. Je suis allé voir ma mère et l’ai saluée d’un cordial Yo, sitôt qu’elle eut ouvert sa porte. Qu’est-ce que tu me dis, mon fils ? a été sa réaction. Yo ! que j’y fais une second fois en levant un doigt en l’air (allez savoir pourquoi). Puis je risque « Yo ma ! Elle sourit. Tu as faim ? qu’elle me demande. En fait oui, j’y réponds. Elle est comme ça, ma mère. Quand elle ne comprend pas ce que je fais, ce que je veux ou ce que je dis, elle me fait à manger. Fonction nourricière portée à son point de perfection. J’en ai conclu que Yo n’évoquait rien pour elle. Elle n’a pas de smartphone non plus.


Tout ceci n’empêche pas la société fournissant le fameux Yo d’être estimée à 10 millions de dollars. Très fier de lui, son fondateur se vante que l’application Yo a été téléchargée 2 millions de fois. Il nous explique d’ailleurs qu’il n’a pas encore fait le tour « des potentialités » de son application simplissime. On rêve du jour où il nous dévoilera le fruit de ses recherches. En attendant, pressentant peut-être l’expectative qui guette le lecteur, il glisse une sorte de mode d’emploi du bintz : « nous nous envoyons des Yo entre collègues pour nous prévenir qu’une réunion va commencer ». Ha, c’est beaucoup plus clair ! Nous soupçonnions cette application d’être une débilité de plus : maintenant, nous en sommes sûrs. Notons que l’application sous-titre son Yo d’une lapalissade comac : « Yo, c’est aussi simple que ça ». Oui, nous l’avions remarqué. Personne, même un adolescent, même un complotiste, n’imaginait un sens caché.

Mine de rien, ce guignol est peut-être à l’avant-garde du monde à venir. Dire Yo pour signaler une réunion qui débute, redire Yo pour en signifier l’annulation ; balancer Yo si on est content, et renvoyer Yo pour dire qu’on n’en peut plus. Engueuler un connard avec un gros Yo, et dire je t’aime à sa femme avec le même mot… Yo parce qu’une équipe à marqué un but, et Yo en adieu à un ami qui meurt. Yo universel ! Facile à prononcer, ne demandant qu’un effort minimum (et encore : imaginez vous en train d’expirer, ce Yo ne viendrait-il pas naturellement, avec le dernier souffle ?), ne signifiant rien tout en étant, de ce fait même, le parfait reflet des rapports humains modernes, mariant jovialité et superficialité au-delà des espoirs publicitaires les plus osés, Yo est promis sans aucun doute à un avenir milliardaire. Au Dernier homme de Nietzsche, épuisé de lui-même, ravi de son vide, il fallait bien un dernier mot : le voici.