lundi 21 juillet 2014

Les gens qu'on déteste : les copromanes



Nous ne manquons pas de raisons de détester nos semblables, oh non. Nous manquons parfois de temps, nous manquons d’énergie ou d’opiniâtreté, mais de raisons, point. Parmi des innombrables raisons, beaucoup tiennent à ce que nos semblables font, d’autres à ce qu’ils sont, et d’autres encore résument ces deux catégories : ce qu’ils disent.
On néglige souvent un fait considérable : un con est souvent un con qui s’exprime. L’être humain est ainsi, il a de la gueule. Il dégoise, il ne peut s’en empêcher. Il gagnerait sans doute à la fermer, il passerait – qui sait ? pour un sage, un type fréquentable, au moins pour un inoffensif. Mais non, il blablate et, le faisant, donne sa mesure. Car le propre du connard est de parler avec les mots, les expressions des autres. Inutile d’attendre de lui la moindre originalité sur ce point, la moindre marque infime de personnalité. Et, entre tous les mots et toutes les expressions existants, c’est vers les plus débiles que porte toujours son choix.

Que penser en effet d’un homme qui utilise l’expression « caca nerveux » et qui, entre toutes les façons d’exprimer une idée, choisit la plus absurde, la plus vulgaire, la moins réaliste, la plus rebattue, la plus conne ? Car elle est conne, cette expression infâme, et je vais le démontrer.


Si vous avez déjà vu un chiot se prendre une rouste parce qu’il a mâchouillé le portefeuille familial et la galette qu’il contenait, vous avez pu constater que la peur peut le faire pisser. Ne me demandez pas d’expliciter le phénomène, je le constate. Ce qui est valable pour un chiot l’est pour un être humain, même le moins humain des humains, et même pour un taggueur : une émotion d’angoisse peut bel et bien vous faire pisser dans votre froc. Bon. Mais aucun sociologue, aucun médecin, aucun voyageur lointain ne rapporte qu’un con se soit mis à déféquer sous l’effet d’une passion nerveuse. Aucun ! Jamais aucun cul n’a été assez traître pour dysfonctionner au moment où la nervosité emportait le flegme de son légitime propriétaire ! Comment, un type vous fait une queue de poisson et vous voilà à embrener votre bénouze ? Vous vous énervez de la lenteur de l’autobus qui risque de vous mettre en retard, et vous le payez illico en chiant un bon coup au fond de votre baggy ? Vous ne retrouvez pas le nom de cet immortel chanteur qui accompagnait vos premiers émois adolescents et paf ! l’énervement vous vaut un bel étron ? Invraisemblance totale ! Ça n’arrive jamais, parce que nous ne sommes tout simplement pas faits ainsi. (Toutefois, si des gens avaient vécu une telle mésaventure, je les incite à prendre contact avec Steven Spielberg pour le biopic palpitant qu’ils méritent).

Au-delà de son invraisemblance phénoménologique, l’expression « il m’a fait un caca nerveux » se distingue aussi par sa grande laideur formelle. Sauf une conversation entre ivrognes, un dialogue de salle de gardes ou une coprolalie enfantine, placer des « caca » dans une conversation courante est le signe d’un grand mépris pour l’élégance, au minimum. L’expression implique l’image, et l’image suggère la chose. Trouver la chose si anodine qu’on en farcisse sa conversation, tranquillou, comme si de rien n’était, voilà qui justifie notre haine et mériterait largement des coups de pied.
L’action de chier est partout considérée comme intime, et partout soumise au secret du cabinet. On ne chie pas en public, sauf à y être contraint par des tortionnaires coprophiles, nazis, khmers rouges et autres épouvantables. De la même façon, la chose ne s’évoque pas publiquement, du moins sans que quelques conditions soient remplies.

Le mot et la chose sont tous deux frappés du même genre d’interdit, et sont par ce fait même chargés d’une puissance comique explosive, de cette catégorie de comique qui naît d’un renversement de l’équilibre ordinaire du monde. Quand le monde est équilibré, quand l’ordre règne, on ne défèque pas dans son slip : on l’enlève avant. De la même façon, on marche debout, en équilibre sur ses deux jambes. Quand quelqu’un fait l’inverse, chier dans son fûte ou trébucher, il déclenche à la fois une gêne, et le rire : il a été porté atteinte à ce qui fait sa dignité, il est rendu ridicule, et cela fait rire. La vraie barbarie consisterait en un monde où une personne qui se casse la gueule en marchant ne provoque plus ni angoisse, ni gêne, ni rire, mais une totale indifférence.
La chose est encore plus vraie pour tout ce qui se rapporte à la merde : quand péter à table devient normal, ou quand on peut légitimement y poser sa pèche à côté du plateau de fromages, mieux vaut jeûner, et fuir. En parler à tout bout de champ équivaut à la banaliser, c’est-à-dire à faire comme si son irruption dans la sphère publique était normale. C’est d’ailleurs le propre des gens vulgaires : ils ont merde à la bouche en permanence, ils ne peuvent et ne savent pas faire autrement. Ils sont coprologues par nature.

Il est toujours douloureux de constater le triomphe d’une expression si manifestement à côté de la plaque. On s’attend à ce que le bon sens l’écarte du podium, ou qu’un sursaut de dignité l’interdise à jamais. Au contraire, la foule des détestables en fait systématiquement son miel. C’est par là qu’ils clament leur penchant pour une deuxième laideur à leur portée, la laideur grégaire. Ils ont entendu eux-mêmes cette expression quand elle était nouvelle (car elle n’a pas plus de dix ans d’âge, environ), l’ont trouvée à leur goût et la propagent désormais à tous vents avec enthousiasme. Comme le niveau général de tolérance à la grossièreté augmente, toutes les classes sociales et tous les types d’individus s’y sont mis, et le caca nerveux est devenu en quelques années la déplorable vedette de nos conversations. Au cœur de presque chaque Français, un proctologue amateur vivait, tapi, attendant son heure. Elle est arrivée.

Ce grégarisme trouve ses plus fidèles adeptes dans les employés modèles qui peuplent les entreprises. Bien habillés, maquillés avec soin (quand ce sont des femmes), diplômés de l’enseignement supérieur, ils ne tarissent pourtant pas de « caca nerveux » dès qu’ils évoquent un contradicteur pas entièrement disposé à suivre leurs caprices. « J’ai vu Charpentier hier soir. Il est furieux du délai de livraison des globules B43, il m’a fait un caca nerveux ». Dite par une quadra à collier de perles, cette sentence superpose l’ignoble et le lamentable : ignominie de l’image, renforcée par l’apparence distinguée de la délinquante (et sa probable estime de soi en acier chromé). Elle prend place dans ce qu’on nomme le « parlé d’entreprise », avatar presque incroyable de notre décadence collective, dont il nous faudra bien étudier les méfaits, un de ces jours…