mardi 23 décembre 2014

L'art menacé de l'insulte



Insulter une personne est un art dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Avant que l’Homme n’invente l’agriculture, avant qu’il n’invente l’élevage, la charrue, le feu et le rôti de bœuf, il insultait déjà les connards de la grotte d’en-face, c’est certain. En cette matière comme en tant d’autres, il est probable aussi que les Égyptiens et les Grecs antiques furent des insulteurs de première, et que les Romains les imitèrent sans jamais parvenir à égaler blabla blabla.
A une époque beaucoup plus récente, les Pieds noirs d’Algérie se distinguèrent non par un sens politique remarquable, mais par une inventivité dans l’insulte qu’on n’avait plus connue depuis la fin des guerres de religion. Hélas, nous vivons des temps modernes où l’insulte trop directe, trop efficace, trop imagée, trop poétique subit l’acharnement des puritains, des peine-à-jouir, des ligues de vertu et des avocats. L’arsenal des lois venant chaque jour renforcer le bras de ces censeurs, il est probable que le compliment et le léchage culier deviennent bientôt les seules façons légales d’apprécier l’action de nos contemporains. HELAS !

Devant ce recul civilisationnel, il est urgent de sauver les insultes qui peuvent encore l’être. Puisque nous ne pouvons plus insulter le tout-venant librement, insultons moins mais insultons mieux, insultons plus précisément, insultons qui l’on peut, insultons les faibles, insultons les enfants, insultons même les sourds, mais n’abandonnons pas notre passion d’insulter! Dans cette course à l’efficacité, essayons de définir des insultes qui puissent blesser uniquement les gens à qui on les destine. Posons-nous donc la question : des insultes sans dommages collatéraux, en quelque sorte, sont-elles possibles ?



Définissons le problème par un exemple.
Vous êtes en train de vous promener innocemment sur un trottoir. Une voiture passe et, roulant vivement dans une flaque d’eau, vous en asperge la moitié du pantalon. Surpris autant qu’indigné (et encore plus impuissant), vous criez : fils de pute ! La voiture disparaît, inconsciente du forfait accompli.

Supposons qu’une pute se trouve non loin de vous (ou le fils d’une pute) : elle pourrait mal prendre que vous utilisiez son utile occupation pour définir les agissements inciviques du fugitif écraseur de flaque d’eau.
Le fils de pute lui-même pourrait croire que vous l’apostrophez, alors qu’il n’a peut-être même pas le permis de conduire et que, de toute façon, ce n’est pas lui qui conduisait le véhicule en question.
Pourquoi la pute (ou son fils) devrait-elle être tenue responsable d’une mésaventure qui n’a aucun rapport avec sa profession ? Et doit-on la considérer comme l’étalon de la bassesse sous prétexte qu’elle montre ses fesses à qui la paie, qu’elle se met à genoux sur commande, qu’elle suce la bite d’inconnus ou qu’elle écarte les jambes contre une somme d’argent liquide ? Les actrices de cinéma en font autant, et personne n’aurait cependant l’idée de traiter un fuyard de fils d’actrice.


Supposons maintenant que, mû par on ne sait quelle fatalité, l’automobiliste fuyard décide de s’arrêter (peut-être a-t-il vu qu’il venait d’éclabousser un malpoli ?) Il descend de sa voiture et vous dit : tu m’as traité de fils de pute, fils de pute ?
Ce à quoi la pute (ou son fils) est en droit de répondre : et alors ? Quel mal à ça ?
On se connaît ? demande alors l’automobiliste à la pute.
Pour trente euros, ça peut se faire, lui répond-elle.

Vous intervenez : je vous ai traité de fils de pute parce que vous m’avez éclaboussé, fils de pute !
Le fils de pute (qui est toujours présent, ne l’oublions pas) peut à bon droit vous demander ce qui vous pousse à croire que les gens de son espèce éclaboussent les inconnus à grands coups de pneus.

Supposons maintenant qu’une autre voiture arrive un peu vite, glisse dans la flaque et vienne percuter l’arrière de la première voiture, arrêtée comme une merde au milieu de la chaussée.

Ma bagnole, fils de pute ! crie alors le premier automobiliste.
J’ai pas le permis, répond alors le fils de pute, qui commence à se lasser d’être si souvent cité dans cet épisode.

Supposons maintenant que le second automobiliste sorte de sa voiture, réaction courante quand on vient d’en percuter une autre. Qui c’est qui pose sa bagnole au milieu de la rue comme un enculé ? demande-t-il à la cantonade.

C’est moi l’enculé ?! demande alors le premier automobiliste, estomaqué.

Supposons alors qu’un enculé se trouve non loin de là, un enculé ayant suffisamment de sens civique pour ne pas dissimuler son activité enculatoire à ses concitoyens. Non, c’est moi ! répond-il alors théâtralement.

On se connaît ? demande le percuteur.
Ça peut se faire…, répond l’enculé.
C’est mon trottoir, intervient la pute.
C’est ma bagnole ! soutient l’éclabousseur.

Alors comme ça, on pose sa voiture comme une merde, fils de pute ? demande le percuteur à l’enculé.
Ha, lâchez-moi, putain ! répond le fils de pute
Comment tu parles à ta mère ? lui répond sa mère (la pute)
Excuse-moi, maman, c’est cet enculé, là…
Je vous demande pardon, intervient l’enculé, l’enculé, ici, c’est moi !
Mais je vous parle pas, à vous ! Je parle de l’autre abruti !

Imaginons maintenant qu’au même instant, un abruti congénital vienne à passer par là. Comment croyez-vous qu’il prendra le fait de se faire interpeler par un fils de pute dont il ne fréquente même pas la mère ?
Les abrutis n’ont-ils pas droit au même respect que le premier enculé venu ?
Et que penser d’un quartier dont les trottoirs grouillent d’abrutis, d’enculés et de fils de pute ? Est-il bien moral de prétendre s’y promener innocemment ?

Cet exemple anodin peut être mille fois décliné. Il n’offrira qu’une seule et même leçon : une insulte doit être dosée de façon à n’offenser que sa cible. Hélas, la prolifération des fils de pute, des abrutis et des enculés rend statistiquement rares les moments où l’on peut insulter les gens en toute sécurité, sans risquer d’en blesser d’autres.


Dans ce contexte, comment continuer à insulter les gens qui le méritent ? Plusieurs options s’offrent à nous :
• L’insulte mâchouillée. Cela consiste à maugréer son insulte sans l’exprimer clairement, de façon que l’insulté ne l’entende pas. Mais où serait le plaisir de l’insulte si elle ne blessait personne ?
• L’insulte étrangère. Il s’agit de substituer le patriotique enculé ! par un motherfucker ! exotique mais qui a toutes les chances d’être mal prononcé, et encore plus d’être mal compris. Cette option n’est à utiliser que si vous êtes capable, ce faisant, d’imiter Robert de Niro à la perfection.
• L’insulte euphémistique. Elle suppose une incapacité congénitale à la violence verbale et un sens du ridicule atrophié. Elle peut vous mener à traiter un adolescent violeur d’1m95 de garnement, et de bande de galapiats un groupe de racailles travaillant du rasoir à la sortie des collèges.
• L’insulte du moindre risque. En quoi consiste-t-elle ? Nous avons vu qu’il est presque impossible de traiter un connard de fils de pute sans risquer de vexer un fils de pute innocent, passant à proximité. Et comme les fils de pute pullulent, nous devons donc chercher une catégorie de personnes peu nombreuses, de façon à limiter statistiquement les risques que l’une d’entre elles entende une insulte qui ne lui est pourtant pas destinée. Autant le dire tout de suite, dans ce domaine, la fantaisie n’est pas de mise. Inutile d’essayer les « chien lubrique » ou les « cafard tropical », la Société Protectrice des Animaux veille, et saura faire rendre gorge aux récalcitrants. Inutile non plus de recourir aux insultes historiquement datées : un « sale gibelin » est certes sans risque, mais la personne insultée ne comprendra pas que vous la considérez comme un fils de pute.
En revanche, la disparition des arbalétriers, des sabotiers et des rémouleurs désigne mécaniquement ces mots pour un emploi nouveau. Le dernier sabotier de Paris ayant cassé sa pipe dans les années 1930, le parisien peut traiter son prochain de sabotier sans risquer le procès. Cependant, et le drame est là, une personne peut s’entendre traiter de « sabotier » sans se douter qu’il s’agit d’une insulte. Pourquoi ? Parce que les sabotiers ont une bonne image (aucun sabotier n’a participé au gouvernement de Vichy, par exemple,).

Il s’agit donc pour nous, afin de préserver la paix sociale et la tranquillité des abrutis irréprochables, des enculés modèles et des fils de putes honnêtes, de salir suffisamment la mémoire des rémouleurs, des arbalétriers et des sabotiers pour que l’évocation de leurs noms soit enfin considérée comme un taillage de première classe.

Hitler a longtemps balancé entre les carrières de sabotier et de dictateur. Le saviez-vous ?