mardi 2 décembre 2014

Révisionnisme orgasmique


Lisant un article dans la presse de masse, il est de plus en plus fréquent qu’on en vienne à se demander « mais qui, qui a écrit ce truc ? ». La plupart du temps, on tombe sur un nom inconnu, qui mériterait de le rester jusqu’à la fin des siècles. On se dit alors qu’on a affaire à un pigiste, ce qui n’est pas nouveau, dont le rédac chef n’a pas relu l’article, ce qui est inouï.

Ce n’est pas l’absence de style qui dérange le plus, ni l’art si particulier de se prendre les pieds dans le tapis de la langue française (la langue française est un tapis, oui, je l’affirme, je le décrète, car c’est mon choix !). Ce n’est pas la minceur de ce qui est dit, le flou du contenu informatif ni l’approximation qui règne en maîtresse. C’est la prétention à écrire absolument n’importe quoi en toute impunité.

Prenons un exemple sur le site du Figaro. Dans la rubrique Culture ( !), un articulet d’une certaine Violaine Morin veut nous apprendre quelque chose sur le soi-disant « mythe de l’orgasme de Meg Ryan », mythe qui, d’après elle, s’effondrerait. Meg Ryan + orgasme : on pense immédiatement au film Quand Harry rencontre Sally, et l’on voit mal a priori pourquoi parler de mythe.
Des innocents ont-ils vraiment cru que Meg Ryan avait pris son pied, là, sous les yeux de l’équipe technique, après avoir entendu « action » ? Non. En fait, Violaine Morin nous explique un truc réellement incroyable (je dirais même plus : unbelievable !) : pour cette scène, Meg Ryan a été… dirigée. Oui, lecteur pantois, reprends ton souffle, la nouvelle mérite d’être relayée de par le monde, elle renverse totalement le paradigme copernicien. Meg Ryan a eu recours aux conseils du réalisateur du film qui lui a montré ce qu’il attendait d’elle dans cette fameuse scène. Avoue, lecteur époumoné, que ça te cisaille le mandrin ! Enfin, si la Morin y a trouvé matière à étonnement, c’est qu’elle doit être bien jeune. Elle décrète toute seule qu’il y avait un mythe, et qu’il s’est effondré. Or, le seul truc qui soit effondré dans cette histoire, c’est moi.

S’il ne s’agissait que de cela, je n’aurais pas quitté la créature splendide qui me versait de la vodka en chantant un air de Julie London pour pondre un texte offusqué. Il y a plus grave. La Violaine ne saurait se contenter de dire n’importe quoi sur le cinéma, il faut encore qu’elle contextualise n’importe comment ce petit film charmant que fut Quand Harry rencontre Sally. Elle ose prétendre que ce film (une comédie romantique calibrée par Hollywood pour plaire au plus grand nombre, ne l’oublions pas) fut révolutionnaire, qu’il choqua le bourgeois, et qu’il fit irruption dans un monde puritain qui ne regardait pas ces choses-là en face. « Le plaisir féminin est assumé, indépendant de l'homme, il se moquerait même de sa prétention à connaître la sexualité des femmes. Plus encore, le sexe est porté de façon décomplexée sur la scène publique, ce qui est encore inconcevable dans l'Amérique des années 80. » Inconcevable, le sexe, dans l’Amérique des années 80 ? Mais qui, qui a écrit ce truc ?

On nage en pleine surinterprétation, et en plein révisionnisme cinématographique ! A trente ans de distance, voilà qu’on essaye de nous faire croire qu’une comédie romantique a pu rencontrer un tel succès populaire alors même qu’elle montrerait le sexe de façon « inconcevable ». C’est absurde et contradictoire. Si le public plébiscite massivement un film, c’est forcément que ce dernier ne bouleverse rien de bien sérieux. Michel Piccoli témoigne que le public de Cannes a littéralement craché sur les comédiens de la Grande Bouffe lors du Festival 1973. Ça, c’est du bouleversement, Violaine ! Quarante ans plus tard, nombreux sont ceux que ça bouleverse encore. Et moi qui écris ce texte alors que la créature splendide susnommée est en train de se barrer par ta faute, moi je peux témoigner que dans la petite salle où je vis Quand Harry rencontre Sally à sa sortie (le Bellecour, à Lyon, remplacé depuis par une putain de banque), tous les pépères de famille présents et toutes les mémères à chat se plièrent simplement de rire lors de cette excellente scène. Je n’ai vu aucun mouvement hostile de la foule, aucune fatwa publique, aucun scandale du tout, aucune révélation d’une vérité cachée de siècle en siècle !


Ce que les Violaine du monde entier essayent de nous faire croire, en fait, c’est que l’homme, cet incurable salaud, a passé son temps à dominer sans partage la femme, sa femme et toutes les femmes. A la lire, le « plaisir féminin » et la liberté ont dû naître dans les années 1990, quelque chose comme ça… Elle oublie que, sans même remonter à Aristophane, la littérature médiévale est remplie de cocus, que ces cocus sont toujours des hommes, que les femmes et leurs amants ont toujours le beau rôle au détriment du mari, comme l’amour au détriment de la loi, (et Molière en prolongea la règle) et que cela doit bien avoir un lien avec les mœurs anciennes. Il y a déjà plusieurs siècles que les hommes sont présentés comme ridicules vis-à-vis de la puissance sexuelle réelle des femmes, on n’a pas attendu Meg Ryan pour ça.

Oh, je n’accuse pas Violaine Morin de pratiquer un réel révisionnisme historique, elle n’en a sans doute pas les moyens. Elle dit des conneries simplement, comme avec naturel, par ignorance et confusion. Comme elle croit aux balivernes colportées par l’idéologie dominante de notre époque, elle les répète à tout bout de champ et s’appuie dessus pour étaler sa petite prose. Elle imagine le passé comme une sorte de XIXème bourgeois éternel, avec des gens bien élevés, rosaire en mains, qui chipotent pour savoir de quel côté se doivent mettre les petites cuillères et surtout, avec des femmes jouant comme à la parade un rôle de victimes pantelantes. Elle imagine peut-être que les caricatures de bigotes sont un reflet fidèle de la réalité, et qu’avant les années 1960, les gens faisaient des enfants en se tenant à distance les uns des autres. Elle devrait lire Rabelais, elle devrait lire Chaucer, Boccace, Casanova et bien d’autres.

On aurait tort de reprocher à quelqu’un de ne pas connaître le Moyen-âge, mais on peut tout de même réclamer qu’il ne dise pas trop de sottises sur un genre aussi contemporain que le cinéma. Faire croire que le sexe était tabou dans le cinéma des années 80 finissantes, c’est oublier que le sexe est OMNIPRESENT dans le cinéma depuis ses origines et que les scandales qu’il a suscités n’ont servi qu’à son triomphe. La scène bon enfant de Meg Ryan n’a provoqué rien d’autre qu’une franche rigolade. Après Salò ou les 120 journées de Sodome, après le Dernier tango à Paris, après l’Empire des sens et même les Valseuses, elle n’eut aucun rôle « subversif », et c’est justice. Du reste, sans même aller chercher dans les films « sulfureux », souvenons-nous d’une scène « à la Meg Ryan » dans l’excellent Klute, d’Alan J. Pakula, où Jane Fonda semble prendre un plaisir intense avec un type… tout en consultant furtivement sa montre. Un détail, Volaine : Klute est sorti en 1971.

Mine de rien, comme personne ne les contredit jamais, ceux qui prétendent que montrer « du sexe » en Amérique dans les années 1980 était inconcevable font un réel travail de sape. Aux lecteurs les plus jeunes, aux lecteurs inattentifs ou à ceux qui ont perdu tout sens critique, ils laissent penser que cette connerie de modernité a commencé avant-hier. Par extension, ils insinuent qu’il est quand même formidable de vivre aujourd’hui en profitant d’une liberté que les décennies passées n’auraient même pas soupçonnée.

Ce qui est révoltant dans cette présentation grotesque du passé, c’est son succès dans les têtes vides qui nous entourent. Il y a quelques jours, un type d’une quarantaine d’années m’a affirmé que les ouvriers qui construisaient les cathédrales étaient des esclaves. Ce couillon pensait sincèrement qu’ils n’étaient pas payés et devaient travailler gratos sous peine de coups de fouet. Ce genre de représentation doit sans doute beaucoup à l’histoire partisane que la Troisième république a enseignée. A l’époque, après deux Restaurations, la monarchie de Juillet et le second Empire, il s’agissait de faire croire que l’Ancien régime était une sorte d’enfer, surtout en comparaison des bienfaits républicains. Tout ce qui le représentait (aristocratie et clergé) devait être absolument débiné, sauf bien sûr les très anciens Gaulois qui, pour la bonne cause, devinrent nos ancêtres à tous. Et cent cinquante ans plus tard, on en est encore à croire à ces conneries, que le Moyen-âge fut une sorte de période noire, où les gens vivaient comme des bêtes, dans un hiver et sous une pluie perpétuels ! Ce que fait Violaine Morin participe de cette mécanique : mi parti-pris, mi ignorance. Elle veut nous faire croire que l’ancien régime des rapports entre hommes et femmes ne fut qu’une sorte d’esclavage machiste dont nous serions sortis, en gros, depuis Harry et Sally !


Revenons-en à la littérature médiévale, et rencontrons-y des femmes, des vraies !
La bourgeoise de Bath est un des contes de Canterbury (XIVème siècle). Il narre l’histoire d’un chevalier condamné à mort pour avoir violé une jeune fille (peine plus sévère qu'aujourd'hui, mesdames!). Il obtient un sursis pendant lequel il devra découvrir ce que veulent les femmes. Après bien des aventures, il trouve enfin la réponse : les femmes veulent universellement dominer leurs maris et leurs amants.

« (…)Que Jésus nous donne
Des maris dociles, jeunes, actifs au lit,
Et la grâce de pouvoir surenchérir.
Veuille Jésus, aussi, raccourcir la vie
Des maris rebelles au règne de leur femme
Quant aux vieux grincheux, lents à la dépense,
Que Dieu leur fasse vite attraper la peste. »

Pour conclure par un fabliau médiéval savoureux, le célèbre Débat du cul et du con, où le con nous raconte les hommages que tous lui rendent. Au fait, c’est une chatte et un trou du cul qui causent, là, Violaine !

« Je faz agenoiller les contes,
Les chastelains et les viscontes
Les evesques et les abez
S’i sont maintes fois aclinez »

Et pour qu’on ne vienne pas me dire qu’on a attendu les années 1980 pour nous parler de sexe et de plaisir au cinéma, revoyons une scène de Extase, de Gustav Machaty, 1933, encore une histoire de cocufiage. Le sexe, on n’a pas attendu avant-hier pour en parler parce qu’on n’a pas attendu avant-hier pour y penser. Ça fait même deux cents mille ans qu’on ne fait que ça !