samedi 3 janvier 2015

Imbécile peut en cacher un autre



Qu’on me pardonne cette confidence personnelle : je suis fasciné par l’imbécillité. J’y consacre non seulement une partie de mon activité « professionnelle », mais aussi une partie de mes loisirs, de mon temps libre, de mes forces. Par les multiples formes qu’elle prend, l’imbécillité se révèle beaucoup plus riche que l’idiotie, assez monolithique dans sa brutalité. Quand on est idiot, quand on ne comprend rien, on est idiot tout simplement, sans ambiguïté, sans détours et sans rémission possible. « On ne naît pas plombier-zingueur, on le devient », a dit un grand philosophe. On naît idiot, et on le demeure, ajouterai-je modestement.

De son côté, l’imbécile peut exceller dans son art de multiples façons, dont la plus captivante (selon moi) est celle que la grande culture renforce. Il y a des imbéciles ordinaires, peu remarquables et peu différents en réalité d’un idiot quelque peu doué. Mais il existe une catégorie supérieure d’imbéciles, fortement dotés par la nature, capables et souvent conscients de l’être, intelligents au sens technique du terme, qui peuvent exceller dans leur domaine de compétence tout en crétinant dans les autres. Oui, quand l’idiot est à peine capable d’aligner deux mots cohérents, quand il patauge dans une syntaxe de gamer et trouve ses maîtres à penser parmi les présentateurs de jeux télévisés, l’imbécile, quant à lui, peut avoir fait Normale sup, il peut avoir un salaire annuel à six chiffres, il peut être ministre, philosophe, docteur en sciences ou grantartiste. Un ingénieur, quelle que soit sa spécialité, peut faire un imbécile de toute première catégorie. Quiconque a fait l’expérience de discuter avec des médecins, d’autre chose que de médecine, sera convaincu que l’imbécillité y recrute ses plus grandes figures. En somme, un imbécile ne manque pas forcément des moyens de comprendre, mais il se montre incapable de les employer pour cela. Il les utilise pour obtenir un diplôme ou faire une belle carrière, il en use pour échanger avec ses confrères ou écrire un livre sur sa spécialité, il dépense de la matière grise pour établir, par exemple, un protocole complexe pour envoyer une sonde dans le cul d’une planète invisible, mais cela ne lui sert pas à comprendre un peu finement le monde des humains.



D’un point de vue pratique, ces imbéciles-là sont beaucoup plus dangereux que les imbéciles moyens. Le prestige d’une position sociale supérieure renforce chez eux la prétention à comprendre les choses, et gomme, dans leur esprit baudruché de lui-même, toute espèce de doute. D’avoir lu et assimilé toute l’histoire du moyen-âge donnera à un universitaire reconnu l’autorité pour assener ses platitudes au sujet du terrorisme, par exemple, et un prix Nobel de physique prétendra avoir raison pour régler la question palestinienne. Parce qu’il est le spécialiste mondial de la prostate, un médecin n’imaginera pas un instant avoir tort face à son beau-frère (livreur chez Pizza-Speedo) sur la question de l’immigration ou de l’élevage industriel des volailles. Quant au barrage de Sivens, aux pesticides ou à la filière nucléaire, l’ingénieur de service saura toujours vous expliquer que vous avez tort, pour une raison technique qu’il exposera complaisamment. Se tromper par ignorance ou par bêtise pure, c’est encore dans l’ordre des choses ; se tromper tout paré des prestiges d’une réussite intellectuelle, se tromper depuis un trône, c’est ce qui rend une certaine imbécillité souverainement attirante.

Les spécialistes et les experts seraient-ils donc les seuls à avoir le droit de s’exprimer sur leur sujet de prédilection ? Non, au contraire, puisque sous le rapport de l’imbécillité, tout le monde est à armes égales. Nous remarquons plutôt que ces cadors-là peuvent déconner comme le premier clampin venu, malgré la « grosse tête » qu’on leur prête. Non seulement ils peuvent être dans l’erreur dans leur spécialité même, mais leur estime de soi, boursouflée par la réussite qu’ils incarnent, les amène à se tromper plus lourdement encore dans les domaines généraux qu’ils abordent.
Bien sûr, si l’on excepte les chanteurs de la nouvelle scène française et les membres des Jeunesses UMP, personne n’est un imbécile dans tous les domaines, ni à chaque instant. Comme un drogué, un ivrogne ou un économiste, un imbécile aussi à ses moments de lucidité. Dans cette catégorie d’imbéciles que la culture et les capacités cognitives rendent si sûrs d’eux, Jean-Paul Sartre ferait figure d’exemple impeccable. D’un côté, Sartre tutoyait Platon et tapait sur le bide de Spinoza. Mais justement, ce gros potentiel cognitif ne l’a pas empêché d’être l’imbécile le plus célèbre de son demi-siècle, et l’on chercherait en vain un domaine où son imbécillité ne l’a pas distingué de façon définitive du reste de ses contemporains.


Illustration de ce qui précède, samedi dernier sur France Culture, j’écoute la toujours instructive « Projection privée » de Michel Ciment, consacrée ce jour au cinéma français. Y sont invités trois spécialistes ès qualité qui ont chacun pondu un ouvrage sur un aspect du cinéma de chez nous. Autour de la table, donc, de l’intelligence sur pattes. Évoquant le cinéma d’après-guerre, un petit malin, répétant ce qu’il a entendu trente fois ailleurs, en vint à dire que les hommes, qui ont perdu la guerre, s’empressèrent dès la Libération de récupérer leur pouvoir en reportant "leur faute sur les épaules des femmes". Ce blabla court dans tous les esprits assez mous pour l’accepter sans broncher ; c’est une foutaise qui a au moins le mérite de la concision. Selon lui, le cinéma d’après-guerre se caractérise même par sa misogynie, au contraire du cinéma américain de l’époque ( ?). Pour illustrer son propos, il évoque le film Manège, d’Yves Allégret, qui met en scène une mère (Jane Marken, dans son meilleur rôle) et sa fille (Signoret), deux salopes liguées pour escroquer et ruiner un brave type (Bernard Blier), qui a une petite affaire de chevaux. Le cinéphile professionnel affirme sans broncher que le film est misogyne tout simplement parce que ses personnages féminins sont des canailles. Il précise que c’est aussi le cas du chef d’œuvre de Duvivier, Voici le temps des assassins, où Danièle Delorme incarnait une salope courant l’héritage d’un riche restaurateur (Gabin), et n’hésitant pas à tuer pour cela.

La chose est donc claire : on peut parler de la noirceur de l’âme humaine, on peut illustrer la méchanceté, l’appât du gain, on peut détailler l’immoralité des fripouilles, on peut voir à l’œuvre des assassins MAIS, en aucun cas, ces personnages ne doivent être des femmes. Si c’est le cas, il s’agit de misogynie. Oui, la chose se déduit d’elle-même des affirmations de ces observateurs patentés du cinéma : un comédien qui joue une ordure incarne les ordures ; une comédienne qui joue une ordure incarne toutes les femmes. Partant de ce principe, ces imbéciles-là n’imaginent qu’une seule alternative : l’image de la femme est soit positive, soit misogyne (puisqu’elle concerne toutes les femmes), on ne peut pas sortir de ça. Un personnage totalement négatif, un assassin, un serial killer, un dictateur féroce, un dévoreur d’enfants, un DRH : tout peut être interprété au cinéma MAIS uniquement par des hommes. Sinon : misogyne !

Un peu plus tard, nos trois spécialistes de mes couilles citent le personnage qui révéla Lino Ventura : Angelo, le malfrat rival de Gabin dans Touchez pas au Grisbi (1953). Et pour en dire quoi ? Que le cinéma d’après-guerre est… raciste ! Mais oui, bien sûr ! (Je jure que c’est vrai, écoutez l’émission, c’est à se faire péter le pacemaker). Raciste, oui, tout à fait, puisque le méchant du film a un prénom italien ! Il fallait y penser.
Évidemment, on pourrait expliquer à nos pieds nickelés que dans le film de Jacques Becker, TOUS les personnages sont des malfrats, qu’ils sont tous du milieu, qu’ils n’hésitent pas à canarder ou à mettre des gonzesses sur le tapin, qu’ils sont TOUS des » méchants » à un titre ou à un autre, et pas seulement les Italiens. On pourrait leur expliquer que dans le roman d’où le film est tiré, Angelo s’appelle Angelo Fraisier, nom italien s’il en est. On pourrait leur demander qu’ils réfléchissent à deux fois avant de traiter Albert Simonin (l’auteur) et Jacques Becker (réalisateur scénariste) de racistes, puisque ces deux-là n’ont semble-t-il pas fait carrière dans la xénophobie. On pourrait aussi leur suggérer qu'en prenant des femmes d'apparence angélique pour jouer des crapules (Simone Signoret et Danièle Delorme), les réalisateurs cités recherchaient avant tout l'effet de contraste, qu'ils voulaient prendre le contre-pied d'un cliché éculé (dans les œuvres faciles ou mineures, les méchants se reconnaissent sans délai à des traits qui semblent les désigner pour la haine - voir les méchants de prédilection dans Tintin, par exemple, bruns avec des nez aquilins, crochus ou grotesques). On pourrait les appeler à réexaminer leurs théories sur la place (ignoble) faite à la femme dans le cinéma franchouillard par rapport à Hollywood en les envoyant revoir Un si doux visage, de Preminger, ou Assurance sur la mort, de Billy Wilder, ou Gun crazy... Mais à quoi sert d’expliquer les choses aux imbéciles, fussent-ils critiques de cinéma ?

Si l’on additionne donc les deux postulats lancés l’air de rien dans le cours de cette émission, un film présentant un personnage féminin négatif relève de la misogynie, et un film qui fait tenir le rôle d’un pourri par un étranger relève du racisme. On doit en déduire, si l’on veut faire le portrait d’un véritable enculé de première en espérant échapper aux épithètes infamantes distribuées dans les émissions sur le cinéma, qu’il faudra faire tenir le rôle par un homme, et un homme français (Blanc de préférence, cela va de soi).
Qui sait, ce scénario imbécile correspond peut-être à la vision du monde réel de nos critiques distingués, allez savoir ?