jeudi 9 mars 2017

Les gens qu'on déteste : les femmes enceintes



Ce ne sont pas les occasions de détester nos semblables qui manquent, c’est le temps. A l’homme moderne, il n’est pas permis de répandre sa haine sur tous ceux qui la mérite, faute de temps libre, et d’énergie. A briguer une haine sans exception, on s’épuiserait vite. Nous sommes donc contraints, (avec quels regrets !) de faire une distinction parmi les gens qui n’en ont aucune, et de sélectionner une élite entre ceux qui insultent jusqu’à la notion d’élite. Comme l’a dit un éminent philosophe (que, par modestie, je ne nommerai pas), s’il fallait courir mettre une gifle à tous ceux qui le méritent, la vie ne serait plus qu’un interminable galop. Cette semaine, je vous propose de détester les femmes enceintes.



La phrase qui précède est incomplète. D’emblée, avouons qu’elle fut conçue dans un but bassement publicitaire : elle ne dit pas tout, elle est plus généraliste qu’elle ne le devrait. Ce procédé visait à susciter chez le lecteur blasé un intérêt invincible, teinté d’effarement : comment peut-on détester les femmes enceintes ? Si tu lis ces lignes en ce moment, lecteur indigné, c’est que le procédé fonctionne.

Il s’agit, en effet, de détester non pas les femmes enceintes ordinaires, celles qui sont enceintes comme vous et moi et ne réclament rien, mais uniquement celles qui, se roulant dans une auto complaisance inouïe, exhibent leur ventre avec ostentation, ne se contentent pas de le mettre en avant, mais le posent crânement sur un piédestal. Familiarisé avec mon credo paradoxal (ce que la société moderne montre, exalte et promeut dans ses discours, est toujours mort ou en passe de crever), le lecteur perspicace aura sûrement remarqué de lui-même le piquant de la situation : les femmes d’ici n’ont jamais fait aussi peu d’enfants MAIS celles qui s’y consacrent paradent et triomphent dès qu’elles ont une rondeur à montrer. Elles s’habillent serré, passent des T-shirts trop courts d’où leur bide, expulsé vers le bas comme une gargantuesque hernie, semble vouloir s’échapper, et c’est en slip qu’elles se selfisent dans la salle de bain, avant de partager le cliché avec le globe terrestre ravagé d’admiration. Quand les maréchaux-ferrant pullulaient, quand ils avaient pignon sur rue, personne n’y faisait attention. Aujourd’hui qu’ils ont presque tous disparus, France-télévision fait des reportages sur eux. Même phénomène avec les femmes enceintes, accédant désormais à un statut quasi divin, quoique leur productivité nette soit, au regard de celle de leurs grands-mères, indiscutablement ridicule.

Plus tard, toujours plus fier d’avoir pondu un misérable gosse, on indiquera fièrement son prénom sur la boîte aux lettres, comme pour lui donner l’importance d'un authentique contribuable. Quand les familles étaient dites « nombreuses », quand les enfants se comptaient par paquets de six, personne ne pensait qu’il fallait, en plus, que leur prénom fût apposé, à dignité égale, à côté de celui du chef de famille (le responsable, celui qui nourrit, paie, dirige, et va en prison si son cadet assassine un aveugle). On aimait les enfants en leur donnant, en grand nombre et tout simplement, la vie. On ne sentait pas tenu de prouver cet amour en ayant pour eux ces petits gestes démagogiques. L’homme moderne claironne qu’il aime les enfants, il s’attend même à être admiré pour cela, quoiqu’il n’en produise plus guère. Pour donner le change, il affirme qu’il s’en occupe mieux que les générations précédentes et, pour le démontrer sans réplique, orne courageusement sa boîte aux lettres du prénom de la petite Jennifer…

La mode propose désormais à des connes, à partir du sixième mois, de s’habiller serré. Les journaux et la publicité, toujours à la pointe du bon goût, ont pris l’habitude de montrer des femmes enceintes de profil, avec injonction convenue de s’extasier. Bâtie sur le bon sens et une certaine forme d’humanisme, l’élégance traditionnelle commandait pourtant de ne pas photographier les gens « à leur désavantage », et d’être le plus discret possible sur des oreilles décollées, sur un menton fuyant ou une denture trop effrayante : cette règle est désormais caduque, car plus personne n’est capable de voir les choses (moches) telles qu’elles sont. Or, une femme dont le poids (et surtout le volume) est augmenté brutalement de 40%, c’est moche ! Un fait ne trompe pas : les artistes de toutes les époques (sauf Vermeer, à ma connaissance) n’ont jamais pris pour modèle des femmes enceintes : demandons-nous pourquoi. Rembrandt, Titien, Vinci, Watteau, Tintoret, Ingres, furent-ils tous des cons ? Non, ces colosses de la beauté avaient suffisamment de discernement pour ne pas confondre les notions. La femme enceinte jusqu’aux yeux qu’on nous montre dans les pubs, c’est l’équivalent de la fameuse « beauté intérieure », censée dépasser la beauté dite « ordinaire » en valeur. Ben voyons ! L’idée est toujours la même : ce que vous avez sous les yeux n’est pas la réalité, et ce qui vous apparaît vilain ne l’est pas, c’est même l’inverse ! Eternelle injonction à ne pas faire confiance à ses sens, surtout le bon, pour admettre plutôt ce qu’on nous dit de penser, et pire : ce qu’on nous dit de ressentir !

Qu’une femme gravide soit vue belle par son mari, c’est dans l’ordre des choses. Qui a jamais cru que les maris soient lucides sur leurs femmes, enceintes ou pas ? Mais qu’on prétende que le miracle s’accomplissant dans son ventre est, sur le point de l’esthétique, supérieur à l’hypertrophie scandaleuse de son abdomen, c’est d’un grotesque absolu. C’est pourtant ce que notre époque, bête comme ses pieds, nous impose.


Le citoyen moderne déborde, c’est sa tendance. Il déborde de son pantalon taille-basse, il déborde de son string, il déborde du bide, il déborde du cul, il déborde de partout. La différence d’avec naguère, c’est qu’il n’en éprouve plus ni gêne, ni honte. Il déborde aussi par ses prétentions, il se mêle de tout, il a des convictions, il ramène sa fraise, il s’offusque, il s’informe et croit savoir. Il est complotiste, du genre à-qui-on-ne-la-fait-pas, celui qui lit entre les lignes, qui perce les brouillards et voit dans la nuit. En fait, il se suffit à lui-même. Il se pose là, tout d’un bloc, tel qu’il est, abandonnant nuances et retenues. Il est partout égal à lui-même, invariant dans sa goujaterie, qu’il croit être de la personnalité. Vous êtes tenu de le prendre tel qu’il est, c’est-à-dire sans égard pour vous. Il voit le monde à l’aune de son strict désir, de sa subjectivité boursouflante. Il nage ainsi dans une forme de révisionnisme qui lui fait prendre ses façons personnelles pour la norme. On ne s’étonne donc pas du déferlement inouï des laideurs privées dans l’espace public. Dans ses mémoires, Charles Chaplin témoignait déjà de son dégoût devant le spectacle de blancs-becs se promenant, le dimanche, dans certaine avenue londonienne, sans chapeau. Le débraillé n’en était alors qu’à ses balbutiements ; il a, depuis, atteint l’intensité de l’épidémie.


Le citoyen moderne (qui, rappelons-le, est autant un homme qu’une femme, et qui peut ainsi être enceinte !) se sent donc tout fier d’affirmer qu’un corps de soixante-dix-neuf ans est beau, qu’une dondon de cent trente kilos a le droit de se mettre en string et, bien sûr, qu’une femme enceinte doit étaler son mètre cube de grossesse sous le nez des foules. C’est avec ce genre de positions qu’il entend passer pour humaniste, ouvert et tolérant. Pourtant, si ces trois qualités sont éminentes en elles-mêmes, j’affirme ici qu’elles devraient, pour ne pas horrifier le genre humain qu’elles prétendent aimer, se subordonner humblement aux lois éternelles de l’esthétique !